Reportage
À la vallée de Joux, l’écrevisse se fait une place discrète dans les assiettes

Pêcheur professionnel au Séchey (VD) depuis plus de quarante ans, Jean-Daniel Meylan y capture aussi ces crustacés venus d’Amérique. Une activité confidentielle, mais qui séduit quelques restaurateurs et particuliers.

À la vallée de Joux, l’écrevisse se fait une place discrète dans les assiettes

On connaît le lac de Joux (VD) pour sa patinoire naturelle en hiver, son emblématique Pégase sculpté par André Lasserre, ses populations de brochets, de perches et de féras. Mais on ignore souvent que ses eaux fraîches abritent également d’importantes colonies d’écrevisses. Pêcheur professionnel, Jean-Daniel Meylan ramasse ces crustacés depuis une vingtaine d’années. «Il n’y en avait pas quand j’ai commencé dans le métier à la fin des années 1970. Les espèces indigènes avaient toutes disparu en raison de la pollution. Durant les décennies suivantes, des restaurateurs les ont donc importées vivantes des États-Unis. Dans le tas, quelques-unes se sont vraisemblablement échappées et ont colonisé les lacs du Plateau», explique le Combier de 67 ans. Dans la région, on raconte aussi que l’écrevisse signal aurait été introduite par certains amateurs depuis le lac de Divonne pour compenser le déclin des spécimens indigènes à pattes rouges et à pattes blanches (lire l’encadré ci-contre). Depuis, ce sont leurs cousines américaines qui peuplent les eaux de la vallée de Joux et que pêche Jean-Daniel Meylan.

Jusqu’à 10 kilos en une journée
Nous embarquons avec lui sur le bien nommé «Redoutable», son bateau à moteur en bois, pour rejoindre ses nasses situées près du rivage opposé. Le Vaudois les a posées à 4 mètres de profondeur deux jours plus tôt, glissant à l’intérieur des carcasses de poisson en guise d’appâts. Six grosses écrevisses sont logées dans le premier piège. Au fond du bidon où elles sont aussitôt transférées, leurs corps bleutés scintillent sous la lumière du soleil, alors que d’impressionnantes paires de pinces orange brassent l’air dans tous les sens. «Mieux vaut ne pas y laisser ses doigts, je l’ai appris à mes dépens», prévient Jean-Daniel Meylan. Il ne lui faut pas plus d’une quinzaine de minutes pour hisser hors de l’eau et vider une à une les neuf nasses. La prise du jour se monte à 3 kilos de crustacés. Juste ce qu’il faut pour sa commande. «Il y a encore quelques semaines, je pouvais en prendre 10 kilos par jour! Mais en ce moment, elles sont dans leur période nuptiale et pensent à autre chose qu’à manger.»

Le pêcheur les placera pendant quelques jours dans sa fontaine pour les nettoyer, puis les cuira au court-bouillon, avant de les livrer à son client. Le Combier fournit également quelques restaurants de la région. Mais l’écrevisse demeure rare sur les tables et la clientèle locale est plus habituée aux traditionnels brochets et filets de perche qu’à ces étonnants décapodes, qui nécessitent un gros travail de préparation pour seulement quelques grammes de chair tendre logée dans la queue et les pinces de l’animal. «Et puis, en dehors des cuisiniers professionnels, les gens n’ont souvent pas envie de les tuer eux-mêmes. C’est parfois compliqué, pour des raisons techniques ou de sensibilité…»

Source alimentaire pour la perche
Vendue une vingtaine de francs le kilo, l’écrevisse de la vallée de Joux peine aussi à concurrencer la production étrangère. Pour Jean-Daniel Meylan, ce crustacé représente donc avant tout une ressource complémentaire et ponctuelle, lorsque le poisson se fait moins abondant. Dans le lac de Joux, seuls les deux professionnels de la région, dont fait partie le sexagénaire, ont le droit de les capturer sans restriction. Mais pour contenir la prolifération de ces envahisseurs, une dizaine d’amateurs bénéficient également d’autorisations à poser des nasses quelques mois par an. Un impact toutefois très limité, selon le Combier, qui a observé ces dernières années une poussée spectaculaire du nombre de décapodes américains.

Longue d’une quinzaine de centimètres, capable de pondre jusqu’à 300 œufs, contre une centaine pour l’écrevisse à pattes blanches, l’écrevisse signal ne laisserait aucune chance aux espèces indigènes dans l’optique d’une réintroduction dans le lac. Car ces spécimens venus d’outre-Atlantique sont aussi porteurs d’une maladie inoffensive pour eux, mais dévastatrice chez leurs cousines européennes. Particulièrement voraces, ils ont un temps inquiété Jean-Daniel Meylan. «Il y a quelques années, j’en ai vu certains s’attaquer aux féras prises dans mes filets. Je me faisais du souci pour leurs œufs, qui sont censés tenir plusieurs mois sous les cailloux, près du rivage. Mais l’impact s’avère heureusement limité. La nature arrive à se défendre», assure le pêcheur, philosophe.

La faune du lac de Joux semble donc pour l’heure résister à l’envahisseur. Jean-Daniel Meylan a même observé que les jeunes décapodes commencent à intéresser les perches, qui, comme certains de ses clients, semblent se régaler de ces
excellents crustacés.

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): François Wavre/Lundi 13

Questions à...

Raphael Krieg, du Service Coordination d’Écrevisse Suisse (SCES)

Combien d’espèces d’écrevisses a-t-on recensées en Suisse?
Pour l’heure, nous en avons identifié huit. Quatre indigènes, à savoir celle à pattes rouges, qui est menacée, celle à pattes blanches et l’écrevisse des torrents, toutes deux fortement menacées, et enfin l’italienne, qui est proche de l’extinction. Les quatre espèces exotiques sont l’écrevisse à pattes grêles, originaire du sud-est de l’Europe, et trois autres venues des États-Unis: la signal, l’américaine et la rouge de Louisiane.

Quand et comment se sont-elles installées chez nous?
Elles ont été introduites en Europe pour des usages gastronomique et aquariophile après que les espèces indigènes ont disparu à cause de la pollution, de l’activité humaine et de la peste de l’écrevisse venue d’Amérique. La signal a été importée en Suisse à la fin des années 1980, la rouge de Louisiane dès les années 1990. Mais les premières écrevisses américaines ont été introduites en Europe dès la fin du XIXe siècle déjà.

Outre la pêche, quelles mesures permettent de contenir leur prolifération?
Les captures n’entraînent qu’une réduction temporaire et limitée des populations. De plus, si seuls les spécimens de grande taille sont retirés, davantage de jeunes écrevisses survivent, car elles sont normalement décimées par les adultes. Nous essayons surtout d’empêcher leur propagation avec des barrages artificiels et l’introduction de poissons prédateurs. Enfin, rappelons que la détention en aquarium d’écrevisses non indigènes est strictement interdite.

+ d’infos www.flusskrebse.ch