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Adulée durant la crise, la vente directe lutte pour fidéliser ses clients

Après un boom des achats à la ferme il y a deux ans, la fréquentation a chuté après le confinement. Si une partie des nouveaux consommateurs sont restés, les paysans tentent de faire perdurer cet élan de solidarité.

Adulée durant la crise, la vente directe lutte pour fidéliser ses clients

«Face à la crise du coronavirus, la vente directe grimpe en flèche». Tel était l’un des titres de l’édition du 19 mars 2020 de Terre&Nature, quelques jours après l’annonce du semi-confinement. Dans ce contexte, nombre de consommateurs s’étaient rués dans les marchés à la ferme et les structures en libre-service, dépensant des montants record en œufs, légumes et farine, et faisant bondir le revenu agricole moyen de 6,7% par rapport à 2019. Épuisée mais ravie, Laetitia Roset-Forney, maraîchère aux Jardins du Closy, à Puidoux (VD), témoignait alors avoir doublé son chiffre d’affaires. Deux ans plus tard, ce canal de vente a-t-il toujours autant de succès?

C’est incomparable, tranche la paysanne: «Après la première vague, ce fut la dégringolade. Au début, j’étais soulagée, car un tel afflux de personnes n’était pas gérable. Il y avait parfois 1 h 30 de queue devant le local et beaucoup d’incivilités, à tel point que j’avais dû engager un vigile.» Aujourd’hui, malgré cette baisse, elle estime avoir tout de même gardé 10 à 15% de ses nouveaux clients. «C’est une bonne nouvelle, mais je ne sais pas si cela va durer. C’est de nouveau très calme depuis l’automne. Avec la pandémie, il est difficile de faire des prévisions. Cette période est étrange», soupire-t-elle.

 

Une personne sur cinq est restée

Le constat est généralisé. L’Union suisse des paysans (USP) a observé une multiplication par deux, voire trois, du chiffre d’affaires de maintes exploitations durant le confinement, suivie d’une baisse rapide. Quant à l’application Mon producteur, qui rassemble les points de vente directe dans le pays, elle a vu son nombre de visiteurs décupler il y a deux ans, avant de chuter quelques mois plus tard. «L’an passé, une vingtaine de nos membres, dont des brasseurs et des vignerons, ont même dû cesser leur activité, touchés par les fermetures des restaurants et la météo défavorable», regrette Jacques Martinez, cofondateur. Il estime pourtant que 20% des clients conquis durant cette période s’approvisionnent encore à la ferme. Par ailleurs, d’après un sondage de l’Office fédéral de l’agriculture paru en mai dernier, 11% des Suisses feraient plus d’achats chez le paysan depuis la pandémie et 85% ont dit qu’ils conserveraient leurs nouvelles habitudes de consommation. «Nous devons continuer à faire des efforts pour les fidéliser, en participant à des foires ou en faisant des offres spéciales, affirme Jacques Martinez. Pendant la première vague, les producteurs n’ont pas eu le temps de le faire, car ils étaient sous l’eau. C’est une occasion à saisir.»

Même son de cloche du côté de l’USP, pour qui la pandémie a montré que «la vente directe a un potentiel important». En 2020, 12676 fermes la pratiquaient – un quart des exploitations du pays –, soit 9% de plus qu’en 2016. «Cela permet aux paysans de réduire leur dépendance à la grande distribution et de se rapprocher des consommateurs. Cette évolution est prometteuse», se réjouit Sandra Helfenstein, porte-parole. Néanmoins, l’impact le plus concret de la crise reste à ce jour la généralisation du paiement par carte ou Twint. «En quelques mois, la quasi-totalité des exploitations a passé le cap, ce qui est une belle avancée, malgré l’essoufflement de la demande.»

 

Un soutien plus durable

Pour la ferme Gonin, à Puplinge (GE), cette modernisation a facilité la venue d’une nouvelle clientèle. «La crise a aussi permis de gagner en organisation et en visibilité. Ainsi, nos revenus se sont stabilisés à un niveau supérieur à ceux des années précédentes», observe Corine Gonin, qui ne cache toutefois pas sa déception: «Le mouvement de soutien aux paysans n’a pas duré très longtemps… Quand les frontières avec la France ont rouvert, la majorité des clients ne sont pas revenus. Les gens oublient vite. C’est dommage.»

Comment donc faire perdurer cet élan? Le maraîcher vaudois Mathias Gaillard a décidé de miser sur l’agriculture contractuelle. L’an dernier, il a cofondé Le petit marché de Savigny, un système d’abonnement annuel qui permet d’obtenir des paniers de légumes chaque semaine. «Pendant la pandémie, j’avais engagé du monde pour augmenter ma production et satisfaire la clientèle. Mais ça m’est retombé dessus lorsque les ventes ont subitement baissé», raconte-t-il. Il a donc mis en place ce modèle qui, selon lui, offre une réponse aux fluctuations de la demande, les producteurs adaptant leur plan de culture en fonction du nombre de paniers. «Ainsi, les consommateurs s’engagent à soutenir les paysans sur le long terme et à leur garantir un prix juste, malgré les aléas climatiques de plus en plus fréquents. C’est une vraie forme de solidarité.» Une vision partagée par la Fédération romande d’agriculture contractuelle de proximité (FRACP) et ses 35 membres, qui ont constaté ces deux dernières années un engouement sans précédent pour cette forme de vente directe. Mais la question demeure: pour combien de temps?

Légende photo: Raphaël Van Singer, Mathias Gaillard et Manuela Weier ont fondé Le petit marché de Savigny (VD), un système d’abonnement annuel à des paniers de légumes qui répond aux fluctuations de la demande.

 

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Mathieu Rod

Terroir en ville

Pour faciliter la vente directe auprès des citadins, une coopérative de producteurs baptisée Bio26 verra le jour à Fribourg, cet automne. Lancé par le maraîcher vaudois Urs Gfeller, ce projet permettra aux paysans d’avoir un point de vente fixe au centre-ville, tout en mutualisant leurs frais et en se passant d’intermédiaires. Le magasin de 120 m2 commercialisera uniquement des produits bios de la région. Une trentaine d’agriculteurs, éleveurs et boulangers ont déjà rejoint l’aventure. Une structure similaire – nommée Dorignol – existe déjà à Longirod (VD) depuis 2018.

Coup de mou pour les épiceries en vrac

Ces boutiques ont aussi connu une explosion de la fréquentation lors du premier confinement. «Les gens prenaient le temps de faire leurs courses avec leurs propres contenants. Nous devions sans arrêt nous réapprovisionner. Puis à l’automne passé, j’ai perdu un quart de mes clients», se désole Pascaline Berthalon, gérante des Agités du bocal, à Vauderens (FR). Du côté de Cortaillod (NE), Ton bonheur en vrac a perdu la majorité des personnes venues durant la crise. «Peut-être que les gens sont de nouveau trop occupés et préfèrent se simplifier la vie au supermarché ou sur internet? Difficile à dire…» se questionne la responsable Claudia Giorgis. À Moutier (BE), l’enseigne Le p’tit mag a même été contrainte de fermer définitivement en janvier après plus de vingt ans d’existence, tandis que Ça va l’bocal, à Delémont (JU), a réduit de moitié son taux d’activité. Un phénomène qui n’est pas isolé puisque l’association française Réseau Vrac a annoncé que les épiceries de l’Hexagone avaient perdu 30% de leur fréquentation depuis mai; 40% d’entre elles pourraient même mettre la clé sous la porte ces prochains mois. Pour certains commerçants, l’essor de la vente en ligne des produits du terroir y est pour beaucoup. À titre d’exemple, en 2021, la plateforme suisse Farmy a doublé son nombre de commandes en Romandie par rapport à l’année 2020 déjà record, pour atteindre une croissance du chiffre d’affaires de 70% en quatre ans.