Avec leur moulin, ils se réapproprient la transformation de leurs céréales

Une poignée d'agriculteurs s'est récemment tournée vers la meunerie. Ils nous éclairent sur les enjeux de cette double casquette, entre émancipation de l'industrie céréalière et acquisition de savoir-faire.
2 février 2025 Milena Michoud
Le Valaisan Max Knecht et son fils David produisent leurs propres farines. À l'image d'autres céréaliers, ils utilisent un moulin Astrié, modèle mis au point en France dans les années 1980.
© Joachim Sommer
Le Valaisan Max Knecht et son fils David produisent leurs propres farines. À l'image d'autres céréaliers, ils utilisent un moulin Astrié, modèle mis au point en France dans les années 1980.
© Joachim Sommer
Le Valaisan Max Knecht et son fils David produisent leurs propres farines. À l'image d'autres céréaliers, ils utilisent un moulin Astrié, modèle mis au point en France dans les années 1980.
© Joachim Sommer

Comme leurs grains qui, après plusieurs étapes, se transforment en farine, certains paysans romands se sont transformés en meuniers. Afin de valoriser eux-mêmes leur matière première, plusieurs cultivateurs de céréales – principalement en bio – ont en effet diminué leurs livraisons aux centres collecteurs au profit de moulins en pierre, installés sur leurs exploitations.

Pour Cédric Chezeaux, agriculteur à Juriens (VD), qui s’est orienté vers la mouture en 2011, le déclic est venu d’une rencontre: «C’est parti d’un boulanger, qui m’a enseigné les différentes qualités de farines.» Car la méthode de ces producteurs – sur meules de pierre, généralement issues des moulins dits «Astrié» – permet une autre approche: «La grande différence réside dans la mouture: nos moulins permettent de maintenir le germe des céréales», explique le Vaudois. Contrairement à la pratique des grandes minoteries, qui utilisent des procédés productifs en matière de rendement, mais agressifs pour la partie sensible du grain, celui-ci est «déroulé», ce qui lui permet de garder davantage de qualités nutritives, présentes ensuite dans les farines.

Décloisonner les secteurs

En commercialisant eux-mêmes leurs moutures, les agriculteurs peuvent également se tourner vers le marché des céréales anciennes, prisées par une clientèle toujours plus grande pour leur meilleure digestibilité. Sur 20 hectares à Vouvry (VS), Max Knecht travaille désormais une dizaine de variétés allant du blé ancien à l’amidonnier, en passant par l’engrain ou le blé pourpre. «C’est stimulant, car nous pouvons développer une offre bien plus large qu’en étant uniquement céréaliers!»

En se réappropriant la transformation de leur production, ces paysans pallient également un cloisonnement intrinsèque à l’industrie. «Quand je livrais mes céréales aux centres collecteurs, je ne pouvais pas connaître les besoins des boulangers, et eux n’avaient aucun moyen de comprendre les enjeux des céréaliers», contextualise Cédric Chezeaux.

En 2021, plusieurs corps de métier romands se sont alors constitués en association. Sous l’appellation «Graines et Pains», elle regroupe une cinquantaine de paysans, de meuniers, de boulangers, «et parfois les trois en même temps», selon son président Stéphane Deytard. Travaillant exclusivement en bio des céréales moulues sur meule de pierre et panifiées au levain naturel, ses membres ont élaboré une charte de bonnes pratiques et préparent cette année une carte qui répertoriera les commerces des agriculteurs-meuniers en Suisse romande.

L'intérêt germe chez les boulangers

Du côté des professionnels qui emploient la farine pour confectionner pains et viennoiseries, la demande pour la mouture à la pierre gagne du terrain. «On ne peut pas parler de tendance, mais ça prend gentiment, indique Gérard Fornerod, président de l’Association romande des artisans boulangers-pâtissiers-confiseurs. Au sein de la profession, c’est surtout porté par la nouvelle génération, davantage regardante sur la provenance.» Il relève néanmoins que l’utilisation de ce type de farines pousse leurs prix à la hausse, ce qui peut ralentir l’enthousiasme de la clientèle et donc de la branche. «Il peut aussi parfois être plus difficile de s’approvisionner chez de petits producteurs, car les qualités de farine varient davantage qu’auprès des grandes minoteries.» Le président voit néanmoins d’un bon œil la production des meuniers locaux: «Face à la concurrence de la grande distribution, nous devrons aussi repenser notre offre pour aller vers la demande des clients. Et aller vers plus de céréales complètes et de production à longue fermentation en fera partie.»

Suivre la chaîne

Pour Max Knecht, qui a désormais remis les clés de son exploitation à son fils David mais continue à y œuvrer, la transformation de ses propres céréales offre de nombreux avantages: «Quand j’ai commencé en traditionnel, il n’y avait pas assez de travail pour une seule personne, explique-t-il. Aujourd’hui, notre activité dégage des salaires pour deux employés.»

Comme d’autres, le Valaisan apprécie de pouvoir suivre sa production sur toute la chaîne, et d’approfondir ses connaissances de la filière. «Cela permet de valoriser les déchets de meuneries, que l’on peut réutiliser dans l’alimentation des bêtes, ajoute-t-il. Ces sous-produits ne nous sont pas accessibles lorsqu’on vend nos céréales aux centres collecteurs.» Au bout du processus surgit aussi la satisfaction d’écouler soi-même un produit fini: «Avoir le retour direct des clients, ça n’a pas de prix.» 
Cédric Chezeaux et Max Knecht relativisent néanmoins: l’ajout d’une nouvelle casquette à leur profession d’agriculteur s’accompagne de contraintes supplémentaires. Les normes d’hygiène doivent être suivies scrupuleusement, et le moulin a un coût: entre 15 000 et 25 000 francs, sans compter les machines de préparation du grain et les aménagements des locaux.

Entraide et mise en commun

Pour réduire ces efforts, les agriculteurs vaudois Victor Bovy, Alix Pécoud et Alexandre Mestral ont récemment fait le choix de s’associer à une boulangère sous une même marque: Épi-mobile. «En constatant qu’on livrait tous les mêmes épiceries, il devenait intéressant de mutualiser tant les machines que le dernier kilomètre.»

C’est stimulant, car nous 
pouvons développer une offre bien plus large qu’en étant uniquement céréaliers.

Leurs domaines étant situés à des altitudes différentes, ils pourront ainsi proposer un choix diversifié de céréales sous le même nom. S’étant dotés d’une camionnette flambant neuve, ils ont pour but de monter une véritable filière d’approvisionnement en livrant directement leurs clients. «Dans notre région du pied du Jura, de nombreux acteurs sont implantés depuis longtemps dans le domaine. Comme nous voulons proposer des produits similaires, il fallait nous démarquer», relève Victor Bovy.

En écoutant les agriculteurs décrire la mise en commun des savoirs meuniers ou les impressionnantes rencontres annuelles de partage autour des moulins Astrié, on comprend que la meunerie est une affaire de passion. Ou, comme formulé par Cédric Chezeaux: «Une fois qu’on y a goûté, on ne revient plus en arrière.»

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