«La précocité des étés oblige le bétail à estiver toujours plus tôt»

En collaboration avec plusieurs cantons, la station d'essai Agriculture de montagne et d'alpage
de l'Agroscope mène des études pour mesurer les effets du réchauffement climatique sur le fourrage. Interview de Manuel Schneider.
8 août 2024 Propos recueillis par Aurélie Jaquet
Formé comme ingénieur agronome à l’ETH de Zurich, Manuel Schneider a poursuivi avec un doctorat en sciences des plantes. © Gabriela Brändle

Quand avez-vous commencé les tests sur les effets du réchauffement climatique dans les alpages?

➤ Agroscope s’engage depuis plusieurs années sur ce sujet à travers différents projets. Mais notre étude spécifique sur le rendement et la qualité du fourrage a débuté en 2022 pour une durée de cinq ans et se fait en collaboration avec cinq cantons partenaires: le Valais, Berne, le Tessin, Uri et les Grisons, qui abritent tous de grandes zones d’estivage en Suisse.

Qui en est à l’origine?

➤ L’impulsion est venue des conseillers agricoles cantonaux, qui souhaitaient mettre à jour la base de données existante sur les rendements et la qualité du fourrage. La dernière en date remontait aux années 1980 et ne correspondait plus à la réalité contemporaine, alors que la saison d’estivage a passablement changé sous les effets du dérèglement climatique.

Bio express

Manuel
Schneider

Formé comme ingénieur agronome 
à l’ETH de Zurich, Manuel Schneider 
a poursuivi avec un doctorat en sciences des plantes et un 
postdoctorat en Angleterre. Engagé depuis quinze ans 
à l’Agroscope, 
il y occupe un poste de spécialiste des prairies et pâturages de montagne.

Concrètement, comment menez-vous ces tests sur le terrain?

➤ Nous travaillons sur quatorze zones de montagne réparties entre 900m et 2500m d’altitude. À chacun de ces emplacements, nous travaillons sur plusieurs placettes clôturées de 5m sur 5. Une partie du travail consiste à analyser les caractéristiques du sol et la composition botanique des lieux. Une autre à couper l’herbe à intervalles réguliers, à la peser, la sécher et la moudre. Puis nous analysons cette matière en laboratoire, afin de mesurer sa digestibilité ainsi que la quantité de protéines et de phosphore qu’elle contient.

Comment avez-vous sélectionné les emplacements de ces placettes expérimentales?

➤ Ces quatorze lieux constituent un échantillonnage représentatif des zones d’estivage de la Suisse. Pour les sélectionner, nous nous sommes basés sur les différentes régions climatiques recensées par MétéoSuisse, ainsi que sur la carte géologique nationale, afin de déterminer les roches mères principales. Les propriétés des sols, particulièrement l’acidité, sont déterminantes dans la composition botanique d’une région. Un sol sablonneux est très perméable, alors qu’un sol argileux retient davantage l’eau, ce qui change considérablement la quantité et la qualité des fourrages.

Après deux ans, quelles sont les premières observations?

➤ En 2022 et 2023, qui ont été deux éditions assez chaudes, y compris au printemps déjà, les rendements fourragers étaient bien supérieurs à ceux référencés dans la base de données de 1980, particulièrement dans les pâturages productifs situés au-dessus de 1800m d’altitude. Cette différence s’explique par le fait que la belle saison démarre plus vite qu’il y a quarante ans. Un tel décalage influence en revanche la qualité du fourrage, qui doit être consommé à la bonne période pour ne pas s’altérer. La précocité des étés oblige donc le bétail à estiver toujours plus tôt. Dans les années 1980, les dates de montée à l’alpage étaient relativement fixes. C’est de moins en moins le cas aujourd’hui et cela contraint les agriculteurs à s’adapter à ces aléas climatiques.

Peut-on mesurer plus précisément ce décalage?

Une récente étude menée en Autriche, pays aux réalités climatiques proches de la Suisse, révélait que les troupeaux estivaient en moyenne deux semaines plus tôt qu’il y a vingt-cinq ans. Mais encore une fois, les fluctuations annuelles sont importantes et les conditions estivales dépendent en grande partie de celles du printemps. Cette année, par exemple, nous avons observé sur une longue période d’importantes quantités de neige au-dessus de 2000m et l’été est bien plus arrosé que les précédents…

Qu’observez-vous au niveau de l’évolution de la composition botanique?

➤ Nous ne constatons pas d’appauvrissement, mais un changement dans la diversité des espèces, avec la montée de plantes issues de la plaine qui s’épanouissent désormais dans certaines zones d’estivage. C’est le cas par exemple du ray-grass anglais et du trèfle blanc, qu’on trouvait peu en altitude dans les années 1980 mais qu’on voit aujourd’hui souvent dans les Préalpes.

Outre le fourrage, quels sont les autres enjeux de l’agriculture de montagne et d’alpage en lien avec le réchauffement?

➤ On observe le déplacement en altitude de certains insectes. Je travaille notamment sur les sauterelles: certaines espèces qui vivaient initialement en plaine sont aujourd’hui présentes en montagne. On constate aussi un manque d’eau de plus en plus important dans certaines régions. Le paysage change également du fait que de nombreux arbres et arbustes jusque-là limités par la durée de l’enneigement en hiver et au printemps colonisent désormais les espaces ouverts. Ces phénomènes accentuent la pression sur les pâturages et risquent de représenter à terme une menace pour l’esthétique paysagère de même que pour la richesse botanique.

Agroscope mène aussi des recherches pour alléger la gestion des troupeaux en zone de montagne. Quels sont les outils prometteurs?

➤ L’un des grands projets concerne les clôtures virtuelles, que nous avons testées sur un alpage du Pays-d’Enhaut. Ce dispositif fonctionne à l’aide d’un capteur GPS intégré à un collier passé au cou des animaux, qui diffuse un son lorsque l’un d’entre eux approche de la limite de l’espace défini par l’agriculteur grâce à une application sur son smartphone. Si la bête franchit malgré tout le périmètre, le collier émet un choc électrique plus léger que celui d’une clôture standard. Cette technologie exige une courte phase d’apprentissage. Le bétail est d’abord entraîné avec une vraie clôture, puis avec de simples piquets, afin qu’il fasse le lien entre l’activation du son et la limite du périmètre. Le système est concluant et les animaux comprennent le mécanisme en quelques jours seulement. Dans le cadre de notre test en alpage, chaque bovin a reçu en moyenne cinq sons et 0,3 choc électrique par jour seulement. Ce système offrirait un gain de temps considérable pour les agriculteurs de montagne, mais demeure coûteux. Environ 10% de plus que des parcs classiques. Le recours à ces clôtures virtuelles est pour l’heure interdit en Suisse, conformément à un article de l’Ordonnance sur la protection des animaux. Mais les autorités se pencheront à nouveau sur une éventuelle autorisation après le résultat de nos études.

+ d’infos www.agroscope.admin.ch

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