Le Pays-d’Enhaut se prépare à cohabiter avec le loup

Pour la première fois, un individu a passé l’hiver dans cette vallée des Alpes vaudoises. Malgré deux attaques sur des ovins et des incertitudes quant au scénario de la belle saison, les éleveurs restent sereins.
16 mai 2024 Clément Grandjean
© Clément Grandjean

«Il va falloir vivre avec.» La phrase résume le sentiment de toute une frange du monde agricole, celle qui découvre ce que signifie concrètement le retour du loup. Une réalité qui s’impose au-delà des statistiques et des discours théoriques, lorsqu’au matin vous découvrez qu’une ou plusieurs de vos bêtes ont été victimes du prédateur. C’est le scénario qu’a vécu Steeve Daenzer: au début du mois de mars, l’agriculteur des Moulins (VD) a perdu une agnelle d’un an et demi, puis une autre il y a une dizaine de jours à peine.

Les deux animaux sont les premiers à périr sous les crocs d’un loup dans une zone où le canidé ne s’était pas installé jusqu’ici. «Deux attaques de loup sur un mouton ont effectivement été constatées à Château-d’Œx, commente Denis Rychner, porte-parole de la Direction générale de l’environnement de l’État de Vaud. Selon les informations collectées sur le terrain, la présence d’un loup isolé est attestée depuis décembre 2023 dans la région.»

Pas une première

La présence du canidé dans le Pays-d’Enhaut n’est pas vraiment une surprise. À en croire les scientifiques, c’est même le fait qu’il ne s’y soit pas établi jusqu’ici qui est étonnant. «Le loup recolonise la Suisse et il y a des territoires libres dans ce vallon, note Lea Megali, biologiste et cheffe de projet nature et agriculture au sein du Parc naturel régional Gruyère Pays-d’Enhaut. Son arrivée est logique.» Dans un contexte qui voit le nombre de meutes croître dans toute la portion sud du territoire helvétique – on en dénombrait 36 début 2024 –, les Damounais se préparent depuis longtemps déjà à accueillir un ou plusieurs loups.

Il faut dire que si le mystérieux M435 (lire l’encadré) est le premier à passer l’hiver dans la région, cette vallée vaudoise a déjà vécu plusieurs incursions du prédateur dès 2007: durant trois ans, un animal d’origine italienne fait des dégâts entre Anzeindaz et Rossinière avant d’être abattu sur les hauteurs de Crans-Montana à l’été 2010. «Sa présence n’a pas causé de problème majeur dans le Pays-d’Enhaut, se souvient le garde-faune de l’époque, Jean-Claude Roch. En effet, la plupart des éleveurs avaient pris les devants et utilisaient déjà des chiens de protection. À ce moment, c’est la pression liée à la présence du lynx qui leur causait le plus de soucis.»

Qui est M435?

Une décennie après l’installation de la première meute en Suisse, le nombre de loups répertoriés lors des opérations de monitorage a atteint 300 individus en 2023. Dans ce contexte, difficile d’identifier chaque animal. Et celui qui a passé l’hiver dans le Pays-d’Enhaut, baptisé du nom de code M435, reste un mystère pour les biologistes. Ce qu’on sait? Qu’il ne provient pas des meutes du Risoud, du Marchairuz, ni du Chablais. L’âge et l’origine de cet animal, identifié formellement pour la première fois début mars via l’analyse ADN d’une crotte, restent pour l’heure inconnus.

Bonnes pratiques

Cette connaissance de la problématique permet aujourd’hui aux agriculteurs de la vallée de vivre l’arrivée du loup avec une relative sérénité. «On prend la situation très au sérieux, mais pour le moment, ça ne va pas trop mal, résume Jean-Robert Henchoz, éleveur de brebis à Rossinière et fondateur de la fromagerie du Sapalet. On s’en sort bien grâce à nos six chiens de protection et au fait que nos brebis, qui sont traites, se rassemblent le soir près du chalet d’alpage.

Quoi qu’il en soit, on ne pourrait pas faire plus: nos bêtes pâturent 130 hectares, ce serait impossible de clôturer une telle surface.» Éleveur lui aussi, Jean-Claude Roch affiche sa confiance: «Il n’y a pas eu de révolution dans les pratiques depuis 2007, mais on a de meilleures clôtures, on a systématisé les parcs de nuit et l’usage de chiens de protection, les bergers sont mieux formés. Et les mesures sont soutenues financièrement par la Confédération, ce qui est déterminant.»

Pour Steeve Daenzer, le loup remet tout de même en question les pratiques de l’agriculture alpine actuelle: «C’est une question d’échelle, analyse celui qui détient une vingtaine de brebis d’Engadine et de Saas en complément à son élevage de vaches allaitantes. La taille de mon troupeau ne me permet pas d’embaucher un berger ou d’acquérir des chiens de protection.» Sans oublier que la question de l’isolement des bêtes n’entre pas en ligne de compte dans ce cas précis: les brebis du jeune agriculteur pâturent les vergers et les talus de la vallée, et les deux attaques de ce printemps ont eu lieu à proximité immédiate du village.

L’enjeu de la communication

Une question est sur toutes les lèvres: le loup, qui a été aperçu à plusieurs reprises, a-t-il élu domicile sur les hauteurs de Château-d’Œx? «Personne ne peut jouer les devins, note Fridolin Zimmermann, coordinateur du monitorage des grands carnivores au sein de la fondation KORA. Les mâles bougent beaucoup, restent parfois quelque temps dans une région avant de repartir. Cela change d’autant plus vite qu’ils sont capables de couvrir rapidement de grandes distances.»

Quant à savoir si une meute pourrait s’installer dans le Pays-d’Enhaut, le spécialiste en est convaincu: «Cela ne saurait tarder. La dynamique qui s’observe en Valais, avec l’établissement de plusieurs meutes, devrait s’étendre dans les Alpes vaudoises et fribourgeoises, où il y a de la place et du gibier sauvage en quantité.»

On est du même avis du côté des autorités cantonales: «En raison de sa topographie, de sa couverture forestière et de la présence de gibier, il est tout à fait imaginable qu’une meute se forme dans la région des Alpes vaudoises, estime Denis Rychner. Le suivi local qui est effectué et qui sera renforcé en cas de multiplication des attaques permettra de prendre les mesures adéquates en termes de protection des troupeaux et de gestion de l’espèce.»

D’autres viendront

M435 va peut-être repartir, donc. Mais comme le dit la fable, si ce n’est toi, c’est donc ton frère: d’autres loups viendront qui s’accompagneront d’une pression accrue sur un monde du pastoralisme alpin déjà confronté à des problématiques structurelles.

Car au-delà des enjeux matériels, c’est une question plus large qui s’ouvre. Et les paysans le savent bien: «Tant que les pertes sont contenues, je suis prêt à donner quelques bêtes, philosophe Jean-Robert Henchoz. On a vécu avec la pression du lynx, et on fera de même avec le loup.»

Steeve Daenzer, lui, y voit l’occasion d’analyser notre relation au monde sauvage: «L’attaque du prédateur constitue certes une épée de Damoclès, mais il y en a d’autres, des orages aux sécheresses en passant par la politique agricole. L’homme a colonisé la nature, et le loup en fait partie. Chacun doit trouver sa place dans cet équilibre, au-delà des clivages politiques.»

Une projection pour lancer le débat

On le sait, la communication est un facteur clé pour faciliter la cohabitation avec le loup. Et le contexte pousse le Parc naturel régional Gruyère Pays-d’Enhaut à être proactif: «Le Parc ne se prononce pas au sujet du retour du loup, bien sûr, mais il a un rôle à jouer en matière d’information pour les agriculteurs et de sensibilisation de la population locale», résume la cheffe de projet nature et agriculture Lea Megali. L’organisme agit aussi de manière concrète en multipliant les efforts afin d’offrir de la main-d’œuvre aux éleveurs, via la plateforme Volontaires montagne et l’association OPPAL. Enfin, pour assurer une transparence maximale, l’organisme propose ce samedi une projection suivie d’un moment d’échanges.

+ d’infos
Projection de «Vivre avec les loups» et discussion en présence de Jean-Michel Bertrand, réalisateur, Michael Thomi, surveillant de la faune, Jean-Claude Roch, président de la commission «Nature» du Parc et Jérémie Moulin, directeur d’OPPAL. Le 18 mai à 17h au cinéma CinEden de Château-d’Œx (VD), www.gruyerepaysdenhaut.ch

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