Les levures acidifiantes, un outil intéressant mais difficile à maîtriser
Avec le réchauffement global, les cuves suisses vont-elles se remplir de vins aux taux d’alcool dissuasifs, dépourvus de colonne gustative acide, marqués par l’amertume ou l’astringence conférée par des polyphénols immatures ou par un stress hydrique répété? Si une telle tendance se concentre actuellement sur des vignobles nettement plus méridionaux, les professionnels reconnaissent pourtant que le risque n’est pas pour autant inexistant – et va vraisemblablement aller en augmentant à l’avenir. «Les sondages vaudois, même en cette année chaude, sont élevés, mais restent dans la norme, estime Fabio Penta de l’entreprise Œnologie à façon, à Perroy (VD). Cependant, disposer de solutions de correction pour le jour où on en aura besoin fait sens.»
En Valais, «certains cépages, en fonction de leur exposition, peuvent effectivement souffrir de la chaleur et afficher des pH élevés en moût, augmentant les risques microbiologiques en vinification, relève quant à elle l’œnologue cantonale valaisanne Nadine Pfenninger-Bridy. Ce millésime proche de 2018 n’est pas hors norme, mais il est important d’anticiper l’impact de l’évolution climatique.»
Fonctionnement mal connu
Dans cette optique, la station d’essais Viticulture et Œnologie (collaboration réunissant Agroscope, l’État du Valais, Vitival et Agridea) a lancé cette année un projet visant à mieux comprendre le travail des levures acidifiantes. Car si l’ajout d’acide tartrique en moût permet de limiter les problèmes, il ne permet que difficilement de corriger des breuvages trop suaves, note Nadine Pfenninger-Bridy. «Recourir à des levures acidifiantes implique un processus biologique plus respectueux du vin que les intrants chimiques. Mais travailler avec de la matière vivante n’est pas anodin. Tout réside dans la maîtrise de leur action.» Or, si de telles levures sont disponibles dans le commerce, «les utilisateurs ne sont pas toujours bien informés», dit l’œnologue valaisanne. «Le danger est de voir l’acidité grimper au-delà de ce qui est souhaité, ce qui est problématique pour de petits encaveurs ne pouvant compenser une cuve trop sure par le biais de l’assemblage.»
Dans le cadre de la recherche citée, des essais avec deux types de levures acidifiantes sont menés en laboratoire et en cave, à Changins (VD) et à Leytron (VS). Au domaine de l’État du Valais, des essais sont effectués avec une souche de Saccharomyces cerevisiae capable de produire des acides tout en effectuant la fermentation alcoolique. «On manque encore de recul, mais on a pu constater une bonne cinétique de fermentation, une dégradation complète des sucres et un gain d’acidité de 0,5 à 1 g par litre», détaille Nadine Pfenninger-Bridy.
La seconde levure à l’étude, Lachancea thermotolerans, peut produire de 0.5 à 10 g d’acide lactique par litre. Elle peut aussi avoir un effet positif sur le développement des arômes. «Mais au-delà d’une certaine teneur en alcool, elle devient inactive. Elle se montre aussi très sensible aux sulfites et aux variations de température, indique Federico Sizzano, le chercheur responsable des essais portant sur cette variété à Changins. Pour cette raison, il faut la co-inoculer avec Saccharomyces cerevisiae. Le défi principal est de déterminer à quel moment, et c’est l’objectif principal de notre travail.»
Dans ce but, son équipe et lui opèrent des vinifications en laboratoire (entre 250 ml et 2 l), à partir de moûts décongelés auxquels les levures sont ajoutées: d’abord Lachancea en solo, puis en combinaison avec Saccharomyces cerevisiae, en variant l’intervalle de temps entre l’une et l’autre levure. «L’analyse de la production d’acide lactique dans le temps montre que l’efficience recherchée, soit une diminution du pH de 0,1 à 0,2 unités, est atteinte avec une co-inoculation de Saccharomyces opérée de 24 à 48 h après celle de Lachancea, relate Federico Sizzano. Il est important de souligner que l’analyse microbiologique de toutes nos vinifications expérimentales est réalisée par la méthode de cytométrie en flux.»
C’est la maîtrise de cette technique qui a valu au biologiste, spécialisé en immunologie, génétique et microbiologie de mener cette recherche – même si ce natif du Piémont confesse un intérêt naturel pour le monde du vin. «Un échantillon de moût en fermentation est traité avec des colorants fluorescents spécifiques aux différentes fonctions cellulaires. Les levures en suspension sont guidées dans le cytomètre en flux et y sont analysées une à une par une lumière laser. Les colorants émettent une fluorescence qui donne des informations importantes sur l’état métabolique des levures, explique-t-il. Dans notre cas, on peut ainsi déterminer avec une grande précision le nombre de levures à différentes étapes de la fermentation.» Utiliser cette méthode en œnologie n’est pas inédit, «mais en Suisse, nous sommes les premiers à y recourir. Nous travaillons d’ailleurs en collaboration avec différentes entreprises afin de créer des réactifs spécifiques à ce domaine.» Un de ses grands avantages, c’est d’obtenir un tableau global de la situation fermentaire bien plus rapidement que l’analyse microbiologique classique avec des boîtes de Petri (de l’ordre d’une demi-heure contre une journée). Un gain précieux pour des chercheurs qui prélèvent, puis traitent au cytomètre plusieurs échantillons par jour.
Des données précieuses
Cette phase d’échantillonnage est presque terminée, informe Federico Sizzano. Ensuite viendra une période d’analyse qui occupera les scientifiques pendant plusieurs mois. «Les données récoltées serviront ultérieurement à guider des essais sur de plus grands volumes, complète Nadine Pfenninger-Bridy. Les essais seront répétés sur plusieurs années afin de consolider les observations et informations obtenues.» Au-delà de la problématique de l’acidification, l’œnologue cantonale se réjouit aussi de voir la branche progresser dans la compréhension du phénomène de fermentation. «Acidifiantes ou non, sélectionnées ou spontanées, les levures sont des organismes vivants difficiles à maîtriser. Les identifier et les comprendre est indispensable quelles que soient les options de vinification que l’on adopte pour ses vins.»
Agir à la vigne plutôt qu’à la cave
«La spécificité d’un vin produit dans un terroir donné repose souvent sur un subtil équilibre entre les variétés, le sol, le climat et le savoir-faire humain», peut-on lire dans La vigne, anatomie et physiologie, quatrième et dernier volume de la collection La vigne, publié cet automne par Agroscope et les Éditions AMTRA. Si le climat échappe à tout contrôle, les autres variables, elles, offrent autant de leviers pour pallier les déséquilibres induits par une augmentation des températures moyennes durant les décennies à venir, soulignent les auteurs.
Agir en priorité à la vigne, c’est le credo de la plupart des professionnels: «On ne peut pas faire de miracle en cave, commente Nadine Pfenninger-Bridy. La qualité du travail à la vigne et la gestion des rendement permettent de pallier le plus souvent les problèmes de décalage entre les maturités technologique (pH, acidité, sucre) et phénolique.» Des fractions spécifiques de levures appliquées sur les baies de raisins lors de la véraison favoriseraient la synthèse des polyphénols et accéléreraient la maturité phénolique. C’est une piste intéressante pour récolter des raisins aux taux de sucre et d’acidité intéressants sans les astringences et amertumes dues à une maturité phénolique insuffisante, relève encore l’œnologue cantonale valaisanne.
+ d’infos
La vigne, anatomie et physiologie, Vivian Zufferey, Katia Gindro, Thibaut Verdenal, François Murisier, Olivier Viret, Éditions AMTRA, 84 fr.
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