Ici comme ailleurs, le patrimoine génétique sauvage se domestique
Dans les Alpes piémontaises, un loup «blond» a attiré l’attention des gardes forestiers en 2020. Une couleur inhabituelle qui indiquait une hybridation avec un chien.
Le pelage a plu aux femelles puisque le chien-loup a eu deux portées dans la région, située à une centaine de kilomètres à vol d’oiseau de la frontière suisse, avant de disparaître. Plus au sud, en Toscane, une étude de l’Université Sapienza de Rome a déterminé qu’environ 70% de la population Canis lupus y est croisée avec des chiens.
Croisements difficiles à détecter
Un chiffre que les spécialistes imputent au rapprochement des habitations humaines des territoires du loup et à la présence de chiens errants. Ces croisements font craindre une perte de capital génétique du loup gris européen aux conservationnistes.
Luigi Boitani, professeur de zoologie à l’Université Sapienza de Rome partageait cette inquiétude dans le journal The Guardian ce printemps: «Si demain je vois un animal noir et blanc, avec des oreilles tombantes et une longue queue, et que vous me dites que c’est un loup, je serai déçu.» En Suisse, la loi sur la chasse indique qu’il faut éliminer les chiens-loups.
Un cas s’est présenté dans les Grisons en 2022, lorsqu’un individu à pelage clair avait été observé. C’est le laboratoire de biologie de la conservation de l’Université de Lausanne qui s’était chargé de l’analyse génétique du cadavre, déterminant que l’individu était potentiellement un hybride de troisième génération. «Il est très difficile de détecter des croisements entre ce que l’on appelle «chien» et ce que l’on appelle «loup», commente Luca Fumagalli, directeur du laboratoire universitaire lausannois. Y compris avec les analyses génétiques, qui sont de loin l’outil le plus puissant pour étudier cette question.»
Une fertilité aléatoire
Croiser des espèces au patrimoine génétique distinct conduit souvent à une impasse, leurs descendants ne pouvant que rarement, ou difficilement, se reproduire. Le mulet, issu d’une jument et d’un baudet, est ainsi généralement stérile, à cause du nombre de chromosomes différent de ses parents. Idem pour le bardot. La situation est autre lorsqu’un chat sauvage s’accouple à un chat domestique. On observe alors une certaine fertilité chez leurs descendants hybrides, mais les scientifiques ignorent quel est leur taux de reproduction réel. Dans le cas du bengal, créé artificiellement en croisant le chat-léopard asiatique avec le chat domestique, les mâles des premières générations sont stériles, alors que les femelles sont seulement modérément fertiles. En ce qui concerne le croisement entre loup et chien, comme il s’agit de la même espèce, les descendants sont a priori fertiles.
Arbre généalogique succinct
Il n’existe en effet pas de «gènes» du chien ou du loup à proprement parler, car la domestication des loups n’a commencé qu’il y a environ 20 000 ans, ce qui est négligeable à l’échelle évolutive. En outre, des croisements récurrents ont eu lieu tout au long de leur histoire commune.
«Bien que des examens du génome permettent une résolution plus fine, les analyses génétiques habituellement utilisées ne nous aident pas à remonter avec confiance à plus de trois générations, indique le biologiste. Chez les loups suisses, nous n’avons à ce jour jamais détecté de croisements récents de première ou deuxième génération.» L’absence de chiens errants dans notre pays rend négligeable le nombre d’hybrides potentiels.
Menace pour des espèces
En réalité, la problématique concerne plus directement l’autre espèce domestique fétiche des Suisses. Avec une population nationale, qui selon les statistiques, s’élèverait à 2 millions de chats qui vadrouillent plus ou moins librement, nos adorables boules de poils font peser un risque sur leur cousin, le chat sauvage européen.
Même s’ils n’appartiennent pas à la même espèce – le chat domestique descendant du chat sauvage d’Afrique – ils peuvent en effet s’accoupler. «Le risque existe que le chat sauvage, plus rare, devienne de plus en plus assimilé au chat domestique, du moins localement, alerte Beatrice Nussberger, biologiste de l’association Wildtier Schweiz. Cela pourrait engendrer l’extinction génétique de cette espèce considérée comme «menacée» sur la liste rouge.»
Le flux de gènes depuis les chats domestiques vers les chats sauvages a augmenté ces quinze dernières années. «Il n’est néanmoins pas encore possible de dire si cela fait partie des fluctuations normales ou s’il s’agit d’une tendance à la hausse, car nous manquons de recul», note la biologiste.
Croisements fréquents
À l’heure actuelle, dans la population helvétique, la proportion de chats sauvages hybridés naturellement avec des félins domestiques est de l’ordre de 15%. Et même de plus de 23%, si on inclut les croisements datant de plus de trois générations.
Les analyses génétiques habituellement utilisées ne nous aident pas à remonter avec confiance à plus de trois générations.
«Même si ces valeurs d’hybridation peuvent paraître faibles, elles pourraient mener à l’assimilation progressive du chat sauvage, comme cela s’est passé en Écosse», explique Beatrice Nussberger. Cette hybridation pose un problème, car les deux espèces ont évolué différemment, si bien qu’à terme, les descendants hybrides risquent d’être moins bien adaptés à leur environnement.
L’exemple du bouquetin
Heureusement, l’habitat actuel du chat sauvage est principalement concentré dans les zones forestières du massif du Jura, ce qui limite le risque de rencontre avec le chat domestique. Il est néanmoins à craindre que l’hybridation augmente à l’avenir, car le chat sauvage s’étend vers le Plateau, où le nombre de félins domestiques est beaucoup plus élevé et où les partenaires propres sont plus rares.
Si ces accouplements peuvent remettre en cause la survie d’espèces sauvages, ils peuvent parfois au contraire contribuer à les sauver. Le bouquetin est un cas exemplaire. Selon l’association Wildtier Schweiz, l’hybridation entre les chèvres et les bouquetins – qui partagent parfois un territoire commun – donne lieu à des descendants capables de se reproduire. Et ceux-ci possèdent même un avantage en matière d’évolution.
Le patrimoine génétique provenant de chèvres domestiques améliorerait en effet les défenses immunitaires des bouquetins, selon plusieurs études scientifiques. Et ainsi leur capacité à survivre. Si bien qu’aujourd’hui, la quasi-totalité des bouquetins sauvages des Alpes porte des gènes de chèvres domestiques. Et pour la petite histoire, l’être humain pourrait également être considéré comme un hybride, notre patrimoine génétique contenant des gènes de Néandertalien.
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