Le mulet vient toujours en aide aux paysans

Sur un alpage isolé de la vallée de la Jogne, proche de Charmey (FR), deux mulets sont sagement attachés à une barrière, alors qu’une dizaine de jeunes attendent les instructions de leurs professeurs. Ceux-ci ont quitté l’école internationale Le Rosey, à Rolle (VD), pour un séjour en pleine nature. À première vue, cette rencontre paraît pourtant improbable. Qu’ont en effet en commun ces élèves issus de familles aisées, en provenance du monde entier, et ces deux solides animaux de bât, liés à d’anciennes traditions? «Dans le cadre d’une semaine d’entraide, nos étudiants doivent choisir un projet qui leur permette de se mettre au service de la communauté, explique Jean-Claude Pesse, responsable du programme nature et environnement. Nous souhaitons ainsi leur transmettre des valeurs simples de solidarité.»

Des engagements multiples

Pour ce groupe-ci, l’objectif est d’assister des paysans de montagne dans leurs tâches, tout en découvrant leur vie quotidienne. Ce jour-là, les étudiants sont donc chargés de transporter des piquets de parc du chalet des Invuettes jusqu’à un pâturage situé plusieurs centaines de mètres au-dessus, avec la complicité d’Inchi et Bisquine. «Le mulet est un formidable trait d’union, qui permet notamment de cultiver le respect et la bienveillance», note Jean-Claude Pesse. Un à un, les apprentis muletiers placent consciencieusement les piquets sur les bâts, en veillant à bien équilibrer les charges.

Loin de servir uniquement dans un but éducatif, ces deux mulets, secondés par d’autres congénères, sont appelés tout au long de l’année pour divers transports dans le cadre de Transhumance & Traditions, une association que Jean-Claude Pesse a fondée et qu’il gère durant son temps libre. «L’amour pour le mulet et l’attachement aux coutumes ancestrales me motivent à apporter un soutien logistique aux paysans et aux bergers de montagne», se réjouit l’enseignant. Fromages, sel, ciment, bois de feu ou même meubles: les capacités de portage de ces animaux font merveille dans de nombreuses situations. «Souvent, la seule alternative serait un transport à dos d’homme ou en hélicoptère, note-t-il. Le mulet représente le meilleur compromis, en termes de coût et d’effort.»

Questions à...

Stéphane Montavon, vétérinaire en chef de l’armée suisse

Pour quelles raisons l’armée compte-t-elle encore des mulets?
Il est important de maintenir ce savoir-faire particulier, en permettant le transfert de connaissances à la relève. Les soldats du train sont convaincus de la qualité du mulet, particulièrement en terrain difficile. Et on ne travaille pas de la même manière avec cet animal qu’avec un cheval: une relation de confiance doit s’établir, d’autant plus que le mulet a une meilleure mémoire des expériences négatives qu’il aurait déjà pu vivre.

Comment a évolué sa présence au sein de l’institution?

Elle est relativement stable. Nous avons un groupe de 5 à 6 mulets par colonne de train. Actuellement, 25 mulets sont mobilisables. Chaque année, nous acquérons 2 à 3 bêtes supplémentaires. Comme je n’en trouve pas sur le marché suisse, des éleveurs italiens et français se déplacent à Berne pour nous les vendre. Les éleveurs de franches-montagnes ont été plusieurs fois sensibilisés à cette cause, sans succès.

Quelles qualités du mulet le rendent intéressant pour les troupes du train?
Du point de vue du débardage de bois, il est meilleur que le franches-montagnes. Le mulet est en outre plus robuste et plus prudent dans les terrains difficiles. Il nous montre souvent ce qui est possible et ce qui l’est moins, ce qui le rend très sûr en montagne. Sur le plan vétérinaire, il est rarement malade. Il faut cependant prêter une attention particulière à ses aplombs, souvent déficients, et à son ferrage.

Former la relève

Vaud, Valais ou Tessin: l’association, qui compte une quinzaine de membres actifs, reçoit de nombreux appels. «Nous n’arrivons pas à répondre à la demande, d’autant plus que nous effectuons pour l’instant ces transports uniquement le week-end ou pendant les vacances scolaires. On sent que le mulet est encore très présent dans le cœur des gens d’un certain âge, dans les vallées alpines. Ils sont touchés de les voir à nouveau travailler, alors que ces animaux étaient encore couramment utilisés jusque dans les années 1950.»

En Gruyère, il est temps pour le groupe de se mettre en marche. Très vite, le sentier grimpe raide. Le souffle se fait court, alors que les deux mulets avancent vaillamment dans la pente. «Je ne pensais pas que cela serait si pénible, note un élève parisien. J’ai de l’admiration pour le travail quotidien de ces paysans, qui mènent une vie si rude.» Après plus de deux heures de montée, les piquets qui serviront à la mise en place d’une nouvelle clôture peuvent enfin être déchargés. Pour ces élèves chinois, grecs ou japonais, l’initiation à l’activité de muletier, la complicité développée avec l’animal et le sentiment d’avoir réalisé une action de solidarité resteront les points marquants de cette journée. Sur la base de ces expériences enrichissantes, l’association tient également à former une relève locale en organisant un camp de muletiers juniors qui se déroulera au début du mois d’août. «Le mulet peut à nouveau avoir un bel avenir dans nos montagnes. Il serait dommage que ce savoir-faire se perde.»