Reportage
Le chant discret du tarier des prés permet de le recenser

Depuis trois ans, l’ornithologue François Estoppey se lève aux aurores pour localiser cet oiseau nicheur autour de Taveyanne (VD). Cette opération vise à proposer des mesures de conservation dans le canton.

Le chant discret du tarier des prés permet de le recenser
Il est cinq heures du matin et le hameau de Taveyanne (VD), perché à 1650 mètres d’altitude, est désert. Seule une ombre progresse entre les chalets centenaires, scrutant l’horizon et tendant l’oreille. Soudain, un drôle de chant résonne au loin, composé de phrases courtes rauques puis aiguës. «Ac-tac», «iu», «hrrr». L’homme saisit ses jumelles, puis un stylo et griffonne une carte extirpée de son sac. Depuis trois ans, l’ornithologue François Estoppey effectue le recensement d’un oiseau emblématique des montagnes: le tarier des prés, nichant dans les prairies de fauche et les pâturages. Lancée par l’association Alpes vivantes, en partenariat avec la Station ornithologique suisse et le Parc naturel régional Gruyère Pays-d’Enhaut, cette opération vise à mieux connaître la répartition de cette espèce, classée comme vulnérable sur la liste rouge, qui a vu sa population chuter sur le Plateau en quelques décennies.«Les principales causes de son déclin sont l’agriculture intensive et les fauches précoces, fréquentes et mécanisées, qui détruisent les nids et tuent parfois les femelles. Aujourd’hui, on trouve encore cet oiseau en montagne, où les techniques sont plus extensives, mais nous avons besoin de savoir où précisément, afin de mieux le protéger», expose le Vaudois, en interrompant son parcours pour expliquer le programme. C’est que la matinée est bien balisée, avec un circuit d’environ 4 km qui devra être effectué d’ici à onze heures. Un protocole que le spécialiste avait déjà suivi quelques semaines auparavant. «L’idée est de passer trois fois durant la période de reproduction. En début de saison, le mâle chante beaucoup pour trouver une femelle. Mais là, nous sommes en pleine couvaison. C’est plus calme», dit-il en entamant une nouvelle boucle autour du hameau.

Petit, mais sonore

À peine parti, le naturaliste lève le bras, demandant ainsi le silence. Le tarier est de retour. «Cette fois, essayons de l’observer», chuchote-t-il en sortant ses jumelles. Ventre brun rougeâtre, dos foncé et sourcils clairs, le mâle se perche souvent sur de grandes ombellifères ou des piquets de clôture, à l’affût d’insectes. «Il est petit, à peine 13 centimètres. Son chant est discret, mais porte loin. On l’entend donc plus qu’on ne le voit. C’est le cas ici», remarque-t-il. Mais que peut-il bien dire? «On pourrait le résumer par: «C’est chez moi, ne venez pas!» Il marque son territoire en s’adressant à ses congénères. Un couple peut occuper jusqu’à 2 hectares de prairie. Bien qu’ils migrent en Afrique l’hiver, ces animaux sont fidèles à leur site de reproduction», raconte cet ancien professeur de biologie en longeant un alpage.Là, le ronronnement d’un générateur d’électricité et le tintement des cloches de vaches complexifient la tâche. Malgré tout, le septuagénaire parvient à identifier une grande diversité d’espèces, tout en dialoguant. «Il y a eu une mésange, un pic noir, une grive musicienne, un coucou et même un tétras-lyre qui parade en roucoulant, relève-t-il. Mais je suis tenu de ne recenser que les oiseaux des prairies, en plus du tarier, car ce sont les plus menacés.» Alors que la pente se fait plus raide, la végétation devient plus dense. «Des nids pourraient se cacher dans l’herbe. Pour éviter de les écraser, vaut mieux suivre le parcours établi.»

Un couple par hectare
Une fois en haut de la colline, le brouillard se lève et le silence règne. François Estoppey est inquiet. «Je n’ai pas entendu de tarier depuis un moment. Pourtant, j’avais comptabilisé onze chanteurs en mai dernier.» Que leur est-il arrivé? «Ils ont pu changer de lieu en raison du froid ou se faire attaquer par des prédateurs, comme le renard ou l’épervier. Ou peut-être sont-ils juste plus discrets. Il y a toujours une part de mystère et je trouve ça plutôt rassurant», philosophe l’habitant de La Forclaz (VD), amoureux des oiseaux depuis son plus jeune âge et habitué des recensements matinaux. «J’aime cette ambiance particulière, sauvage et solitaire. Tous mes sens sont en éveil, mais je ne ressens pas la fatigue, un peu comme un champignonneur», image-t-il en redescendant vers le village.

Tout à coup, le chant caractéristique de Saxicola rubetra retentit. L’ornithologue empoigne ses jumelles avec hâte. «Regardez, on le voit perché sur un feuillage!» s’exclame-t-il. En contrebas, un congénère semble lui répondre. «C’est fréquent. La difficulté est de ne pas comptabiliser deux fois le même, en essayant de les entendre simultanément», explique-t-il en inscrivant l’heure et l’endroit avec soin. «Il faut aussi spécifier les zones qui sont restées silencieuses. J’aurais pu essayer d’en localiser davantage en les attirant avec un enregistrement de leur propre chant, mais cela les perturbe», précise-t-il.

À la fin de la saison, le biologiste enverra ces documents par courrier à la Station ornithologique suisse, qui se chargera de les numériser et géolocaliser les données, afin de cartographier les différents territoires. En 2023, quatorze couples avaient été recensés dans le secteur, contre huit en 2022. Qu’en sera-t-il cette année? «Nous le saurons d’ici à quelques semaines, après le troisième passage. Il faut être patient», conclut-il en grimpant sur l’autre versant pour terminer sa tournée.

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Mathieu Rod/Marcel Burkhardt

Questions à...

Claire Lischer, responsable du programme national de conservation du tarier des prés, à la Station ornithologique suisse

Comment cette population évolue-t-elle dans le pays?
Pratiquement disparu en plaine, cet oiseau se trouve principalement dans les Grisons et en Valais, qui abritent 65% des effectifs, ainsi que dans les cantons de Vaud, Berne et du Tessin, de 1000 à 2000 mètres d’altitude. Entre 2013 et 2016, il existait entre 5000 et 7000 couples en Suisse. Le but du projet vaudois est d’identifier les noyaux de répartition dans le massif alpin, pour savoir où proposer des mesures de conservation.

Lesquelles par exemple?
Ne pas faucher ni faire pâturer le bétail sur au moins 60% des herbages avant le 15 juillet permet à la majorité des tariers de nicher avec succès. Cela a déjà fait ses preuves dans la vallée de Conches (VS) et en Engadine (GR), mais ce n’est pas évident à mettre en place.

Quels sont les freins?
Les paysans ont des impératifs de production, ce qui limite leur capacité d’adaptation. Mais nous devons collaborer, car c’est également grâce à eux qu’il existe des habitats pour cette espèce. L’enjeu est aussi politique, les pâturages d’estivage n’étant pas soumis à la même législation que les prairies de fauche traditionnelles, ce qui induit différents paiements directs. Nous souhaitons travailler avec les Cantons afin de mettre au point un système de dédommagement vertueux, conciliant agriculture et biodiversité.