Dent de Jaman et Rochers-de-Naye, les miradors du Léman

Cinq minutes de train et la traversée d’un long tunnel sur la ligne du Montreux-Oberland bernois (MOB) suffisent pour changer de monde. De la vie animée de la Riviera on passe sans transition au calme du paysage préalpin de la Gruyère. Le train disparu, pas un bruit pour troubler la sérénité ambiante. Si ce n’est le murmure du ruisselet des Cases qui saute de petites cascades en petites cascades. Nous suivons une partie de son cours avant de le perdre dans la pente herbeuse, alors que nous empruntons un ancien chemin muletier.

Par ce tracé séculaire qui mène au col de Jaman transitaient le courrier (les facteurs échangeaient leur courrier sur le col) et les denrées alimentaires, dont de fameux fromages, entre le Pays d’Enhaut, la Gruyère et les marchés de la Riviera vaudoise. Quelques cloches tintent pour nous rappeler que cette économie de montagne est toujours vivace. Les vaches ne sont pas les seules à profiter des alpages d’altitude à cette époque de l’année: des bêlements nous parviennent sporadiquement de la dorsale de la chaîne des Verraux, qui nous domine depuis que nous avons quitté un premier tronçon boisé. Points noirs ou blancs éparpillés dans une pente parsemée de ressauts rocheux, plusieurs centaines de moutons passent la belle saison sur ce pâturage extrêmement abrupt. Un territoire peu couru par l’homme mais que les moutons partagent avec les quelques bouquetins que comptent cette crête dont l’autre extrémité, la Cape-au-Moine, est le point le plus élevé de la commune de Montreux.

La grande migration

Aux portes de l’automne, d’innombrables passereaux et rapaces nous survolent. Ils s’apprêtent à franchir le col de Jaman pour rejoindre le Sud. Au cours d’une pause, nous remarquons que des papillons ont entamé aussi leur migration qui les mènera au sud de l’Europe et parfois jusqu’en Afrique équatoriale. Des vulcains, des colias et des belles dames, essentiellement, remontent aussi la vallée. Un périple de tous les dangers pour ces insectes d’apparence délicate, capables d’un exploit qui laisse admiratif.

Sur le premier replat du chemin bordé par un marais, deux possibilités s’offrent au marcheur. Prendre à droite en direction du col de Jaman qui n’est plus qu’à quinze minutes de marche, ou continuer à grimper jusqu’à la buvette de Jaman, qui fait aussi office de station ferroviaire sur la ligne Montreux-Les Rochers-de- Naye, avant de revenir sur nos pas en effectuant une boucle sur le col. Après avoir jeté un regard sur le banc de brouillard qui plane sur la vallée de l’Intyamon et semble vouloir partir à l’assaut des sommets, nous avons tôt fait de nous décider: le bel ensoleillement de cette fin de matinée nous fait opter pour le second itinéraire, soit le chemin de gauche. Il nous conduit tout d’abord à l’alpage de Montagne d’Amont. Le vénérable chalet au toit de tavillons embellit par sa présence cette combe de Jaman pourtant magnifique et sauvage à souhait.

Aux petits bosquets d’épicéas succèdent de vastes éboulis qui s’étalent aux pieds de la Dent d’Hautodon et sous la crête joliment ciselée des Gais Alpins. Depuis ce fond de vallon apparaît le grand massif des Rochers-de-Naye, puis  les infrastructures du MOB et des remontées mécaniques. Nous rejoignons la buvette de Jaman posée au bord des voies. Ici, nous atteignons le point culminant de notre randonnée et nous nous laissons tenter par la carte des mets pour une agréable pause que nous savourerons devant l’un des plus beaux paysages alpins qui soient.

Autour de la Dent de Jaman 

Quelques minutes de marche depuis la buvette suffisent pour nous conduire au pied de la Dent-de-Jaman. Nul doute que les courageux randonneurs dont on aperçoit les silhouettes sur son sommet doivent bénéficier d’une splendide vue sur le Léman, tandis que nous avons dû nous contenter d’un aperçu de l’extrémité du lac, côté Bouveret (VS). Mais en contournant la dent qui culmine à 1875 mètres d’altitude, nous aurons droit à une vue tout aussi magnifique. À un détour du sentier, une surprise nous attend: une dizaine de chamois couchés dans la pente se reposent à quelques mètres à peine alors que d’autres broutent, pas le moins du monde incommodés par notre arrivée. Une mère allaite encore un jeune, qui paraît bien tardif pour l’époque, avant de s’occuper du toilettage de sa tête à grands coups de langue.

Comme on s’y attendait depuis un moment, c’est l’instant que choisit un brouillard à couper au couteau pour engloutir le paysage, ne laissant plus émerger que la pointe des Verraux dans sa version la plus spectaculaire. Lors de la descente équipée de chaînes on retrouve toutefois le soleil. Dans ce passage escarpé – à éviter si on n’a pas le pied sûr  – la vue plongeante est splendide sur la forêt qui s’étale à nos pieds et les sommets lointains du Chablais valaisan émergeant d’une mer de brouillard s’étalant maintenant à l’ensemble du bassin lémanique. En prenant pied sur le col de Jaman, à 1511 mètres d’altitude, l’activité humaine redevient très présente. Aux ornithologues occupés à étudier la migration des oiseaux se mêlent les randonneurs attirés par cette région sillonnée de multiples sentiers pédestres de moyenne altitude.

Descente en douceur

D’autres sont simplement venus apprécier le panorama spectaculaire sur le lac, goûter à un plat régional dans le restaurant de montagne de Manoïre ou visiter la fromagerie, réouverte ce printemps 2021. Le couple de maîtres fromagers qui y travaillent organisent des démonstrations suivies de dégustations de leurs fromages d’alpage. Une nouvelle fois, le brouillard agité comme une houle s’amuse du relief tout en hésitant à franchir l’autre versant bien ensoleillé. Sur le chemin qui nous ramène aux Cases, nous retrouvons le chemin des muletiers qui file en direction de la vallée de l’Intyamon et de la chaîne du Vanil Noir, dressant son imposante barrière en arrière-plan. Dans le ciel, d’impressionnantes silhouettes attirent soudain notre regard. Ce sont deux vautours fauves, infatigables planeurs, qui survolent les moutons éparpillés sur les Verraux. Ils tournoient dans les airs avant de disparaître derrière la Dent-de-Corjon, qu’on aperçoit à l’horizon, en quelques secondes et sans aucun battement d’aile. Captivés par cette étonnante observation, nous allions presque l’oublier: il faut appuyer sur un bouton pour demander l’arrêt du MOB à la station des Cases si on veut rejoindre Montreux en train. Ouf, juste à temps!

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