Point fort
Au-delà du résultat des votations, l’agriculture suisse est à un tournant

Après des mois de débats animés, les urnes ont livré un verdict sans appel: les deux initiatives sur les pesticides ont été balayées. La thématique n’en sera pas moins centrale dans les campagnes pour les années à venir.

Au-delà du résultat des votations, l’agriculture suisse est à un tournant

Plus de 60% de «non»: pour les deux objets consacrés aux produits phytosanitaires, «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse» et «Pour une eau potable propre et une alimentation saine», le résultat des votations du 13 juin est sans équivoque (lire l’encadré ci-contre). S’il marque la fin d’une campagne caractérisée par des mois de tensions extrêmes entre partisans et opposants à ces textes, le débat, lui, est loin d’être clos.

Deux lignes directrices
La volonté du peuple s’est exprimée: les Suisses ne veulent pas d’une législation plus contraignante qu’elle ne l’est déjà pour réguler l’usage de produits phytosanitaires. Ce que cela signifie? Que l’on continue avec le cadre existant. Il s’appuie sur deux leviers: le Plan d’action produits phytosanitaires et la politique agricole. Le premier, mis en place en 2017, consiste en une liste de plus de 50 mesures de réduction dont la moitié environ sont déjà entrées en vigueur.

Les choses sont plus floues en ce qui concerne la politique agricole, puisque la nouvelle mouture de ce qui constitue la ligne à suivre pour l’agriculture suisse – et fixe notamment les conditions d’octroi des paiements directs –, baptisée PA22+, n’est pas encore connue. Durant la session de printemps, le Conseil des États et le Conseil national ont en effet renvoyé le Conseil fédéral à sa copie. «En attendant, ce dernier a mis en consultation un paquet de mesures destinées à limiter l’usage de pesticides, indique Florie Marion, responsable du secteur communication à l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Elles concernent deux aspects: 50% de réduction des risques pour les produits phytosanitaires et 30% de baisse pour les éléments nutritifs. Cette initiative parlementaire est en consultation jusqu’à mi-août. En outre, plusieurs rapports consacrés à l’orientation future de la politique agricole suisse suivront en 2022.»

L’évolution est déjà en marche
Un plan d’action et une politique agricole en gestation: voilà pour le cadre. Cela dit, l’agriculture suisse n’a pas attendu les votations de ce mois de juin pour entamer une mue en profondeur: «Le débat a sans doute permis de sensibiliser un plus large public à la problématique des pesticides de synthèse, mais beaucoup d’efforts ont déjà été entrepris depuis une trentaine d’années, précise Numa Courvoisier, spécialiste en production végétale au sein de la centrale de vulgarisation agricole Agridea. Plusieurs molécules sont retirées de la vente chaque année à la suite de tests menés à l’échelle européenne. La production extensive est encouragée tandis que les labels poussent les agriculteurs à adapter leurs pratiques.»

Radicale et polarisante, l’interdiction pure et simple n’est en effet pas la seule manière d’inciter l’agriculture à abandonner les pesticides de synthèse: «Un producteur est confronté à un cahier des charges, à des exigences de sécurité alimentaire ainsi que de qualité, rappelle Numa Courvoisier. Sur le terrain, le plus important pour lui est de disposer d’alternatives concrètes aux traitements.» Et dans ce domaine, les évolutions sont nombreuses: «On a la chance, en Suisse, d’avoir des stations de recherche et des hautes écoles qui font un travail remarquable. De nouvelles méthodes agronomiques apparaissent, à l’instar des couverts végétaux, qui représentent une solution prometteuse pour lutter contre les mauvaises herbes, et l’expérimentation permet d’affiner leur mise en place. On citera également le remplacement progressif des herbicides par une mécanisation toujours plus efficace.»

L’autre espoir réside dans la recherche variétale: «La Suisse a été visionnaire dans le domaine, souligne Numa Courvoisier. Cela fait une centaine d’années que l’on met au point un blé naturellement résistant aux maladies, qui permet aujourd’hui d’avoir des cultures saines sans le moindre fongicide, herbicide ou insecticide. Les premiers retours du terrain montrent aussi que le divico, ce cépage robuste conçu par Agroscope il y a cinq ans, tient ses promesses.» De quoi prouver, pour le technicien, que la dynamique est bel et bien lancée, et depuis au moins une génération.

Rendez-vous dans dix ans
Après l’heure du débat vient celle du constat: des pratiques culturales en mutation, une croissance régulière des surfaces biologiques, une politique agricole qui devrait aller vers un affranchissement progressif de la chimie, malgré des divergences d’opinions quant au rythme auquel mener cette évolution – certains cantons, comme Neuchâtel, auraient voulu accélérer le processus en bannissant les produits phytosanitaires de leur territoire –, le tableau semble plutôt de nature à rassurer aussi bien les professionnels de la terre que les consommateurs. Et cela même si une inconnue subsiste pour les cultures particulièrement sensibles, betterave et colza en tête: il est quasi impossible pour l’heure de se passer d’intrants chimiques pour ces deux productions qui couvrent quelque 40 000 hectares dans notre pays.

Les deux initiatives recalées dans les urnes proposaient un délai de 8 et de 10 ans pour se passer de pesticides de synthèse en Suisse. Reste désormais à voir si le cadre fixé par la Confédération et la bonne volonté sur laquelle les milieux agricoles communiquent largement depuis le résultat des votations suffiront à accentuer ce qui n’est pour l’heure qu’une tendance. Et à se demander: où en sera-t-on dans dix ans? «Difficile à dire sans boule de cristal, sourit Numa Courvoisier. Des moyens phytosanitaires seront disponibles, mais leur utilisation sera soumise à un permis, et les alternatives plus nombreuses. Ajoutez à cela le changement climatique, qui va remodeler le paysage agricole de notre pays, et vous obtenez les grandes lignes de ce à quoi notre paysannerie pourrait ressembler. Selon moi, ce qui déterminera la vitesse de son évolution, c’est le comportement d’achat des Suisses.» Voter est une chose, mais pour modeler leur agriculture sur le long terme, les citoyennes et citoyens ont d’autres cartes en main.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): DR

En chiffres

  • 2 initiatives refusées dans les urnes.
  • 60,56% de «non» à l’initiative «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse».
  • 60,68% de «non» à l’initiative «Pour une eau potable propre et une alimentation saine».
  • Le Valais est le canton romand le plus fermement opposé aux deux textes: 76,97% de «non» à l’initiative sur les pesticides, 78,29% à l’initiative «eau propre».
  • À l’autre extrême, c’est à Genève que le résultat est le plus serré avec 50,67% et 53,13% de «non».

Questions à...

Anne Philipona, historienne spécialiste du monde agricole

La campagne politique de ces derniers mois a mis en exergue les tensions entre agriculteurs et citadins. Ce clivage est-il récent?
Non, il est apparu dès l’industrialisation, au XIXe siècle. À cette époque, des groupes de citadins défenseurs du paysage protestaient contre le développement touristique en zone rurale, craignant que la montagne, alors symbole de l’identité suisse, soit dénaturée. Mais les paysans ne comprenaient pas ce regard qu’on imposait sur leur lieu de vie et de travail.

Comment a évolué cette relation par la suite?
Lors des crises économiques de l’entre-deux-guerres, les agriculteurs, très touchés, se sont sentis particulièrement incompris et se sont politisés. Dès 1960, le fossé entre ville et campagne s’est accentué. La classe moyenne urbaine, dont le niveau de vie s’était amélioré, portait un regard souvent très dur sur les paysans, alors toujours moins nombreux.

Aujourd’hui, comment analysez-vous ces initiatives?
De nos jours, les citadins ont un double regard sur le monde agricole. D’un côté, ils pointent du doigt les paysans, par exemple en les rendant directement responsables des problèmes écologiques. De l’autre, au vu des résultats, on constate une volonté de soutenir l’agriculture locale, notamment en temps de pandémie. Cela va permettre de rapprocher les deux camps et d’ouvrir la discussion, ce qui est plutôt positif.

Propos recueillis par Lila Erard