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Centenaire, la biodynamie est plus en vogue que jamais

Créé en 1924 par le penseur Rudolf Steiner, ce mode de production mêlant philosophie et science compte toujours plus d’adeptes en Suisse et dans le monde. À Romont (FR), les Hurni cultivent selon ces principes.

Centenaire, la biodynamie est plus en vogue que jamais

Sur les 21 hectares de la Ferme en Folie à Romont (FR), gérée par Manuel Hurni et sa compagne Monique, diverses cultures maraîchères, des céréales, mais aussi des vaches, des moutons, des chèvres et des poules s’épanouissent selon une pratique centenaire: la biodynamie. Les parents de l’agriculteur, Béatrice et Kurt Hurni, qui lui prêtent toujours main-forte, ont en effet adopté cette méthode en reprenant le domaine en 1991. Leurs prédécesseurs travaillaient déjà ainsi depuis dix ans.

L’origine de la biodynamie remonte à 1924: le penseur Rudolf Steiner, inquiet des effets néfastes de la chimie sur les sols, partage alors dans une série de conférences le mode de culture qu’il a inventé. Mêlant philosophie et science, celui-ci envisage la ferme comme une «individualité agricole», soit un microcosme où productions végétales et animales se répondent et s’autosuffisent. Son application comprend l’utilisation de préparations biodynamiques et la prise en compte des rythmes cosmiques. Parfois décriée pour son côté alternatif, la méthode séduit pourtant toujours plus, la surface mondiale cultivée de la sorte ayant crû de 57% ces dix dernières années, selon Demeter, la marque qui certifie cette pratique à l’international.

Modus operandi précis

La Ferme en Folie est l’une des exploitations à avoir obtenu ce label. Manuel Hurni et sa maman nous présentent un calendrier très coloré et assez complexe: «Même moi je ne saisis pas tout, confie le Fribourgeois dans un sourire. On s’intéresse surtout à cette partie», détaille-t-il en pointant des indications sur les phases de la lune qui influencent tantôt les feuilles, tantôt les fruits ou les racines. «Cela nous aide à choisir le bon moment pour certains travaux de maraîchage, selon le type de culture», ajoute Béatrice. Les préparations biodynamiques, quant à elles, sont des produits créés à la ferme. Toutes ont pour but de stimuler la microbiologie des sols par l’apport de substances issues de la vie, c’est-à-dire de matières organiques végétales et animales. La bouse de corne de vache en est un exemple courant: il s’agit de placer les excréments dans des cornes vidées, et de les enterrer durant tout l’hiver. La matière en ressortira transformée, sous forme de terre inodore, et sera ensuite mélangée à de l’eau. «C’est la façon de brasser, en tournant fort dans un sens puis dans l’autre, qui dynamise la mixture», précise Béatrice. Ceci correspond à la préparation «500». Les Hurni enterrent une quarantaine de cornes par année, pour un produit que Manuel épand le plus équitablement possible sur ses cultures.

La famille s’adonne aussi à des préparations à ajouter à la fumure, afin de la vivifier. Là encore, la marche à suivre est rigoureuse, avec par exemple des fleurs d’achillée millefeuille enterrées dans une vessie de cerf, ou encore de l’écorce de chêne dans le crâne d’un animal de rente. Concernant l’élevage, il s’agit surtout de considérer les animaux comme une part de l’ensemble: «Avoir le nombre de bêtes qu’on peut nourrir avec les ressources de la ferme est la base. Nous nous retrouvons ensuite avec un apport adéquat de fumier, et les équilibres se forment», note Kurt Hurni. «Il est également interdit d’écorner les vaches, et nous privilégions l’homéopathie quand cela est possible», complète son fils.

 

Un savoir sans frontière

Au fond, cette façon d’opérer n’est-elle pas trop contraignante? «On ne travaille pas par obligation, c’est la première des choses, répond Béatrice Hurni, sans une once d’hésitation. De notre côté, nous utilisons toutes les recettes existantes, mais nous n’aurions pas forcément à le faire.» Par ailleurs, le cahier des charges de Demeter le souligne clairement: si l’on pense s’y référer «comme à un texte de loi ou pour rechercher d’éventuelles failles permettant d’en tirer un avantage économique, il serait alors préférable de s’orienter vers la pratique d’un autre type d’agriculture». Déroger à cette forme de liberté serait en rupture totale avec les principes et l’esprit de la biodynamie. C’est d’ailleurs ce qui en fait le succès planétaire. Au Goetheanum à Dornach (SO), siège de la Société anthroposophique universelle et de l’École libre de science de l’esprit fondées par Rudolf Steiner, on en est convaincu. «Ce mode d’agriculture se pratique des tropiques à l’Himalaya. C’est bien la preuve que ses fondements sont universels: ils s’individualisent à chaque climat, à chaque ferme et aux gens qui y sont», précise Ueli Hurter, codirecteur du département agricole. C’est ce qui explique que cette pratique ait su traverser les âges, au gré des évolutions du monde agricole.

Chez les Hurni, si le temps investi par ses parents est pour l’instant indispensable, Manuel n’envisage pas pour autant de lâcher du lest quand ceux-ci ne seront plus là. «Ce que nous arriverons à faire ici, nous le ferons. Pour le reste, certaines préparations se trouvent dans le commerce. Mais il n’est pas question d’arrêter.»

Texte(s): Muriel Bornet
Photo(s): Pierre-Yves Massot

Quelques dates clés

1924: Rudolf Steiner donne un cycle de conférences sur le sujet, ce qui est considéré comme la naissance de l’agriculture biodynamique.

1928: Demeter est enregistré comme marque et les premières normes de contrôle du label sont formulées.

1931: Environ 1000 fermes biodynamiques existent dans le monde.

1952: La recherche scientifique commence.

2023: 8944 domaines et entreprises sont engagés dans la certification Demeter.

2024: La biodynamie fête ses 100 ans.

Pas tous à la même enseigne

Si les principes de la biodynamie ont été pensés en 1924, à l’heure où les fermes mixtes étaient plus nombreuses, ils s’appliquent aujourd’hui à bon nombre de domaines spécialisés, et semblent particulièrement populaires en viticulture. Or, il ne s’agit pas du secteur le plus représenté par Demeter. Sur les 419 exploitations labellisées dans notre pays, seules 50 pratiquent la viticulture. Comment expliquer, alors, que l’on en parle autant? Selon la vigneronne valaisanne Marie-Thérèse Chappaz, qui travaille ainsi depuis 2003, la réponse réside surtout dans le produit final. «Comme il s’agit d’une denrée transformée, il y a une valeur ajoutée. Une bouteille de vin est plus porteuse qu’un légume ou un fruit, ce qui explique qu’on en parle davantage. Mais la viticulture ne se prête pas plus à la biodynamie qu’un autre secteur agricole», assure-t-elle. Vigneron-encaveur en Lavaux (VD), Jean-Christophe Piccard, lui aussi adepte de la biodynamie, relève une facilité pratique. «En maraîchage, par exemple, chaque légume a son cycle et les soins à apporter à chaque parcelle n’interviendront pas en même temps, tandis que nous avons une seule plante: la vigne», précise-t-il. Le Vaudois partage l’avis de sa collègue quant aux aspects de commercialisation du vin: «C’est un produit de luxe et notre contact avec la clientèle est différent. Il s’avère plus facile de faire entendre nos valeurs et notre façon de travailler.»