L’été à la ferme (5/7)
Ces paysans ont sillonné l’Europe à vélo à la découverte d’autres fermes

Si peu d’agriculteurs partent en vacances, ceux qui prennent une année sabbatique sont encore plus rares. C’est pourtant ce qu’ont fait les Schmid, membres d’une exploitation communautaire dans le Jura.

Ces paysans ont sillonné l’Europe à vélo à la découverte d’autres fermes

Ce matin, la traite des chèvres rappelle à Hanno et Myriam Schmid les reliefs escarpés des montagnes norvégiennes. Un an plus tôt, ils prêtaient main-forte à des agriculteurs établis au cœur du pays des Fjords, à presque 2000km du Jura. Une expérience parmi tant d’autres, qui a jalonné leur périple d’un an à travers l’Europe. Le 1er avril 2022, ces quinquagénaires se lançaient dans une folle aventure: mettre sur pause la vie à la ferme, enfourcher un vélo et partir à la rencontre d’autres paysages et manières de cultiver la terre. Alors que peu de paysans peuvent prendre une année sabbatique, leur rêve a pu devenir réalité grâce au fonctionnement particulier de leur ferme de Cerniévillers, aux Pommerats (JU). Le couple nous y accueille le temps d’une matinée, cartes routières et photos en main.

Remplacés par leur fille

Sur ce domaine d’une centaine d’hectares, Hanno et Myriam vivent avec trois autres familles, qui se partagent trois bâtiments. Ensemble, ils s’occupent de quarante vaches, d’une vingtaine de chèvres, de chevaux, de cochons, ainsi que de quelques parcelles de céréales. «Chaque matin, nous définissions un planning des tâches entre l’étable, les champs, la boucherie et la fromagerie. Le midi, il y a un tournus afin de savoir qui fait à manger pour les autres», raconte le duo, qui s’est installé ici il y a vingt-huit ans. «Ce sont mes parents qui ont créé cette communauté avec des amis en 1974», précise Myriam, qui s’est d’abord formée à l’horticulture avant de les rejoindre.

Si les Schmid ont souvent pris des vacances de deux semaines avec leurs trois enfants, l’idée d’effectuer un long voyage en amoureux leur trottait dans la tête depuis longtemps. «Après avoir passé plus de la moitié de notre vie dans l’exploitation, nous voulions marquer le coup à l’occasion de nos 50 ans», explique Hanno, charpentier de métier. Heureusement pour eux, le mode d’organisation du domaine offrait cette possibilité. «Il est prévu que chacun puisse partir quand il le souhaite et revenir plus tard. Mes parents ont quitté trois fois la ferme afin de participer à des projets de développement rural à l’étranger, expose la Jurassienne. En tant que groupe, nous partageons les responsabilités et pouvons laisser les autres membres gérer les remplaçants.» Plus pratique encore, c’est leur fille Luna, 27 ans, qui les a relayés avec son compagnon durant leur absence, en parallèle de son activité de comédienne. «C’était idéal, confie Myriam. Nous avons prévenu tous les membres de la communauté deux ans à l’avance de façon à ce qu’ils soient prêts, mais aussi pour y croire nous-mêmes.»

Pédaler et naviguer

Le 1er avril 2022, le grand jour est arrivé. Myriam s’est rasée par souci de praticité, Hanno a monté les dernières affaires au grenier. Devant leur grange, leur drôle de véhicule les attendait, équipé de six sacoches avec affaires de camping, ustensiles de cuisine, kit de mécanique, trousse de toilette, vêtements et nourriture, soit 45kg de matériel. Ce jour-là, le couple a quitté la ferme sous une haie d’honneur. Leur objectif: arriver au début de l’été en Scandinavie et bénéficier de jours plus longs. «Nous avons choisi le vélo pour profiter de chaque instant et faire des rencontres», précise le Zurichois. «Moi, ça m’arrangeait d’être en tandem pour aller au même rythme et discuter en pédalant. Il n’y avait pas d’idée de défi sportif ou de performance. D’ailleurs, il neigeait tellement le premier jour que nous avons passé le week-end à La Chaux-de-Fonds!» rigole Myriam.

Puis la grande traversée a pu commencer. Les trois premières semaines, le binôme a sillonné la France, en dormant sous tente ou en s’arrêtant chez des amis maraîchers. «Nous avions également téléchargé une application permettant d’être hébergé chez d’autres cyclistes.» Après une traversée en ferry – la première d’une longue série –, le couple a passé quelque temps en Angleterre avant de naviguer jusqu’aux Pays-Bas, en parcourant 60 à 80 km par jour. Le 21 juin, les aventuriers ont débarqué en Norvège lors du solstice d’été. «Comme il ne faisait nuit que pendant quatre heures, il fallait se couvrir les yeux pour dormir. C’était une drôle d’expérience!»

Cueillir raisin et olives

Désireux de partager le quotidien d’autres exploitants, ils offrent leur aide en échange du gîte et du couvert, dans le cadre d’un séjour de Wwoofing. Durant un mois, les paysans renouent avec leur routine jurassienne, en s’occupant d’une centaine de chèvres avec un couple norvégo-allemand. «Dans ce pays, l’agriculture biologique est très peu soutenue financièrement, ce qui n’est pas évident. En Angleterre aussi, le travail de la terre est faiblement valorisé et il y a beaucoup de pauvreté. C’est en voyant de tels exemples que nous avons réalisé à quel point nous sommes bien lotis en Suisse.»

L’automne approchant, Myriam et Hanno sont redescendus au sud, visitant les forêts suédoises et les pays baltes, avant d’emprunter le ferry et le train pour traverser l’Allemagne. «Nous avions prévu de passer par l’Ukraine, mais la guerre a changé nos plans.» Heureux de retrouver les montagnes et de grimper quelques cols, ils ont franchi les Alpes autrichiennes puis participé aux vendanges. «Nous ne connaissions pas du tout le travail de la vigne et le vin nature, c’était très enrichissant.» L’hiver, au moment de la récolte des olives en Grèce, le couple a séjourné chez plusieurs petits producteurs, avant de revenir au rythme des baignades et des visites touristiques par l’Italie, la Sardaigne et la Corse, rejoint ponctuellement par des amis. Le 26 mars dernier, ils retrouvaient leurs Franches-Montagnes bien aimées. Bilan: 13850 km, aucune chute et des milliers d’histoires à raconter. «On nous avait organisé un grand pique-nique dans un champ. C’étaient de très belles retrouvailles.»

De retour chez eux, la période d’acclimatation a été de courte durée. «Les animaux étaient encore à l’étable, mais il fallait déjà faire les clôtures et le fumier», décrivent les amoureux, qui se sont rapidement remis au travail, le printemps étant une période chargée. Au point de rêver déjà à leur prochaine escapade? «Pas du tout. Pour nous, voyager n’était pas une fuite, mais une parenthèse. Notre projet de vie ici nous tient à cœur», assurent-ils d’une même voix en rangeant précieusement les photos dans une boîte. Et de conclure: «Dans la société, il y a une pression à faire un maximum de loisirs, ce qui cause un stress supplémentaire aux agriculteurs qui ne peuvent pas se le permettre. Apprécier son quotidien, c’est ce qu’il y a de plus précieux.»

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Vincent Muller