Reportage
Cet alcool de betterave se déguste comme un vieux rhum

Distillateur de la Société coopérative de Bougy-Féchy (VD), Pierre de Perrot élabore une eau-de-vie produite avec de la mélasse locale selon les mêmes procédés que la version caribéenne issue de la canne à sucre.

Cet alcool de betterave se déguste comme un vieux rhum
Des effluves de rhum flottent dans l’air sitôt qu’on franchit la porte. Une ambiance exotique qui contraste avec le climat automnal régnant à l’extérieur. Car nous sommes bien en Suisse, à Féchy, plus précisément, commune viticole vaudoise située sur La Côte. Dans les locaux de la distillerie Au Cœur de la Chauffe, société coopérative historique du village, Pierre de Perrot concocte ce jour-là son eau-de-vie de betterave, baptisée «Back to the Roots», clin d’œil à cette plante racine produite sous nos latitudes. «Il a fallu lui trouver un nom, car le terme de «rhum» est réservé à l’alcool de canne à sucre», relève le Vaudois de 29 ans en s’activant au-dessus de son alambic. Précision sémantique surtout, car pour le reste, les procédés demeurent relativement proches. Sauf qu’ici la mélasse de betterave remplace celle de la canne. «Je l’achète brute à la sucrerie d’Aarberg (BE) et la laisse fermenter entre deux et trois semaines dans une cuve. J’ajoute d’abord l’eau, puis l’acide lactique et phosphorique, et je termine par la levure», explique l’artisan. Après cette première étape vient celle de la distillation des 2000 litres de brassins, qui nécessite environ deux jours de travail. Le mélange fermenté est transvasé dans une grosse cocotte chauffée par une chaudière à vapeur. «Cela permet une cuisson bien plus douce et homogène qu’avec une flamme. Les alambics de la maison sont en cuivre, un métal qui possède le double avantage d’être un excellent révélateur d’arômes en même temps qu’un très bon conducteur thermique. Le processus consiste à évacuer par évaporations successives l’eau, les molécules indésirables ainsi qu’une partie de l’alcool, pour obtenir à la fin une eau-de-vie à 68% volumique.»

Dans un ancien fût de chêne
Avant d’être mise en bouteille, celle-ci vieillira deux ans dans une barrique en chêne afin d’enrichir ses arômes et de lui donner sa couleur ambrée caractéristique. «J’utilise un ancien fût de vin rouge, pour bénéficier des restes de tanin. Utiliser une barrique neuve lui donnerait un goût trop boisé.» La formule semble la bonne, à en croire les retours enthousiastes des professionnels. «Je l’ai fait déguster à l’aveugle à quelques sommeliers et restaurateurs qui ont immédiatement identifié les marqueurs du rhum», raconte Pierre de Perrot.Sa première cuvée de 150 litres a été mise en bouteille au printemps dernier et la moitié d’entre elles ont déjà trouvé preneur. Un succès inattendu. «J’ai été assez surpris par cet engouement, parce que la betterave n’est pas forcément très vendeuse a priori. Mais les clients ont apprécié et le bouche-à-oreille a bien fonctionné», se réjouit l’artisan vaudois.

Travail à façon
C’est que la réputation des lieux n’est plus à faire. Fondée en 1945, cette distillerie, qui fut d’abord itinérante, travaille à façon et compte près de 600 clients issus de toute la Suisse romande, de Genève au Jura en passant par le Valais. Abricots, coings, pruneaux, poires, mirabelles, framboises: 90% de la production se concentre sur les eaux-de-vie de fruits, même si d’autres spécialités connaissent également un regain d’intérêt depuis quelques années, comme le gin, le pastis et le whisky. «La clientèle est très variée. Cela va du tonneau de 30 kilos de pommes cueillies par un particulier dans son jardin au professionnel qui me confie ses 40tonnes d’abricots à transformer. C’est ce qui rend ce métier passionnant. On touche à une multitude de produits et d’univers différents.»Le travail est concentré de juillet à janvier, et 15’000 à 20’000 litres distillés à façon sortent chaque année des locaux de la Société coopérative de Bougy-Féchy. «Pouvoir poursuivre ces gestes ancestraux, travailler sur des machines dignes d’un musée, comme cette cocotte datant de 1889, c’est magique. Et ce métier offre une créativité sans limites», s’enthousiasme Pierre de Perrot. Nul doute qu’après ce «rhum» helvétique, de nouvelles pépites sortiront donc de ses marmites.+ d’infos Les flacons de Pierre de Perrot sont disponibles en vente directe à la distillerie Au Cœur de la Chauffe, à Féchy, tél. 021 808 62 13.
Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): François Wavre/ Lundi13

Valoriser un déchet de production

Dans les Caraïbes, on distingue le rhum agricole, issu du jus de canne, du rhum traditionnel, concocté à base de mélasse. La version élaborée par Pierre de Perrot s’apparente à la seconde variante et a pour but de valoriser un déchet de l’industrie sucrière suisse. La mélasse utilisée par le distillateur vaudois provient d’Aarberg (BE), l’une des deux usines de production de notre pays. Il s’agit des résidus issus des centrifugations successives du jus de betterave dont on ne peut plus extraire de sucre. La mélasse est principalement commercialisée en combinaison avec la pulpe de betterave afin de fournir des aliments fourragers au bétail.

Le producteur

Formé comme caviste à l’Agroscope de Changins, où il termina meilleur apprenti du canton en 2014, Pierre de Perrot (29 ans), établi à Saint-Cergue, a repris les rênes de la distillerie en 2021. Il a succédé à Alex Paccot, parti à la retraite après plus de vingt-cinq ans d’activité et un succès largement reconnu. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps, puisque Pierre de Perrot accompagnait déjà son grand-père à Féchy il y a de nombreuses années. «Enfant, je l’aidais à remplir ses tonneaux au verger. Par la suite, je me suis mis à cueillir et à acheter mes fruits. J’ai eu la chance de pouvoir observer Alex Paccot à l’œuvre. Il m’a formé, j’ai commencé à lui donner des coups de main et il m’a proposé de reprendre le flambeau au moment de son départ.»