Spécial votation
Dans la Broye, les agriculteurs bios et conventionnels affûtent leurs arguments

Les deux initiatives populaires qui remettent en question l’utilisation des pesticides seront soumises au peuple le 13 juin. Immersion dans une région où les enjeux sont considérables.

Dans la Broye, les agriculteurs bios et conventionnels affûtent leurs arguments

Le ton est donné dès la sortie de l’autoroute A5. Les agriculteurs de la Broye, aussi bien vaudoise que fribourgeoise, ont hissé le pavillon rouge. Que ce soit devant leur ferme ou en plein champ, ils sont des centaines à avoir accroché des banderoles exhortant de voter deux fois non «aux initiatives phytos extrêmes et trompeuses». Disponibles dans les centres collecteurs et les points de vente locaux de produits agricoles, ces oriflammes partent comme des petits pains, colorant de rouge et de vert ronds-points et carrefours routiers des deux cantons. «La Broye est l’une des régions les plus nourricières du pays, lance l’agriculteur de Vesin (FR) Fabrice Bersier. On y dénombre 1000 exploitations: si les initiatives étaient acceptées, ce serait un tsunami. Des milliers d’emplois sont en jeu. Pour le monde agricole, c’est une question de survie.»

Agriculteurs mobilisés

Se sentant dévalorisés par ces textes, une dizaine d’agriculteurs broyards, décidés à se battre, viennent de créer un comité en faveur d’un double non. C’est la première force opérationnelle à voir le jour en Suisse romande. Neuf autres suivront ces prochaines semaines, avec l’appui de Prométerre, de l’Union des paysans fribourgeois et d’Agora. Les producteurs prévoient d’organiser des événements pour communiquer leur point de vue et tenter de faire pencher la balance en leur faveur. Ainsi, une vingtaine de chars publicitaires seront déployés du Jorat au Vully jusqu’en juin, bardés de bâches de 2 m 50 sur 5 qui arborent les slogans suivants: «Ne nous trompons pas de cible!» et «Sacrifier nos produits? 2 x non!»

Le débat qui agite la région depuis que les initiatives ont été déposées, il y a trois ans, est aujourd’hui plus perceptible que jamais. De Moudon (VD) à Avenches (VD), en passant par Estavayer-le-Lac (FR) et Domdidier (FR), les paysans sont tendus. Les pesticides sont de toutes les discussions. «J’ai l’impression qu’on paie les pots cassés pour la politique agricole de ces dernières décennies, regrette Joël Terrin, agriculteur à Granges-Marnand (VD). Depuis mon apprentissage, en 1990, on a testé de nouvelles méthodes de culture, en réduisant les herbicides, par exemple. Mais nos efforts ne sont pas pris en compte. On nous tombe dessus en bordure de champ quand on traite. On nous reproche même de gêner la circulation quand on emprunte la route cantonale avec notre tracteur et notre pompe à traiter. Les gens ignorent qu’on utilise les produits phytosanitaires de synthèse comme on le ferait de médicaments pour notre famille: en dernier recours mais pas de gaieté de cœur.»

Tous dans le même panier

Il faut dire que l’exploitant vaudois, qui travaille un domaine de 43 hectares en grandes cultures, serait directement touché si l’utilisation de tels produits venait à être interdite. «C’est très compliqué de produire des céréales, des betteraves et des pommes de terre en bio, se défend Joël Terrin. Or, les initiants mettent toutes les cultures et les élevages dans le même panier! Quelques utopistes veulent imposer leur point de vue, sans s’être renseignés auparavant. Certains ont vite oublié à quel point on était importants pour eux il y a un an, au début de la pandémie… Si ces textes passent, je ne saurai quoi dire à mes enfants qui envisagent de reprendre l’exploitation.»

Les réactions sont d’autant plus fortes dans la Broye que les exploitations bios sont rares. En 2019, elles représentaient à peine 5% des fermes (voir encadré ci-dessus). En outre, les cultures emblématiques qui marquent le paysage broyard – comme la betterave sucrière ou le tabac cultivé ici depuis le XVIIIe siècle – sont dépendantes de produits phytosanitaires de synthèse. «On fait constamment des efforts pour diminuer l’emploi de ces substances, martèle Fabrice Bersier, pour qui il est impensable que les deux initiatives soient acceptées. La vente des pesticides a chuté de 40% ces dix dernières années, l’agriculture est en progrès constant.» La production végétale ne serait pas seule à être impactée par le choix des Suisses. Les élevages de porcs et de poules, qui sont légion dans ce coin de pays, seraient aussi fortement touchés en cas d’acceptation des textes. Focalisé sur le combat à mener, Fabrice Bersier refuse, pour l’heure, ne serait-ce que d’envisager un oui du peuple et des cantons.

Avec deux collègues, le Broyard a construit un poulailler moderne accueillant 18000 volailles à Frasses (FR), un gros investissement jugé nécessaire pour pérenniser leurs exploitations respectives. Depuis 2015, 5 millions d’œufs y sont pondus chaque année. «Si l’initiative «Eau propre» passe, on devra nourrir nos poules avec des aliments issus uniquement de nos domaines, c’est tout bonnement impossible!» clame l’aviculteur, qui a déjà imaginé trois scénarios en cas d’acceptation, dont l’arrêt pur et simple de cette production. «On envisage aussi de sortir du système, en renonçant aux paiements directs, et donc également aux compensations écologiques qui vont de pair. Ou alors on s’adaptera aux nouvelles normes en ne conservant que 30% du cheptel, ce qui générera d’immenses problèmes financiers.»

Producteurs indécis

L’avenir des poulaillers interpelle aussi Guido Flammer, agriculteur bio à La Grange-des-Bois (FR) et coprésident de Bio Fribourg. «Je suis face à un dilemme, car la Suisse ne s’autoapprovisionne pas à 100%. En cas de oui à «Eau propre», l’intégralité des 28 hectares de notre exploitation servira à produire les 80 tonnes de nourriture nécessaires à la survie de mes 2000 poules, autant dire qu’on arrêterait tout», assure-t-il. Le Fribourgeois n’est pas opposé aux deux initiatives pour autant. «En bio, on a prouvé que l’on pouvait travailler sans les phytos. Mais c’est au consommateur de choisir! Il doit tenir son rôle en jouant sur l’offre et la demande. Le marché du bio ne représente que 10% des denrées vendues aujourd’hui, c’est sur ce point qu’il peut agir tous les jours!» Il estime d’ailleurs que les prix ne chuteront pas drastiquement dans le cas où ce mode de production venait à se généraliser. Il considère même qu’un vote positif pourrait dynamiser la recherche dans ce domaine, où elle n’en est encore qu’à ses débuts. «Mais il n’en reste pas moins que l’intitulé «Eau propre» est trompeur. Ce texte pose plus de questions qu’il ne donne de réponses. Il n’y a que le fond qui est juste, le reste n’est pas abouti», admet Guido Flammer, qui ne comprend pas pourquoi les agriculteurs sont les seuls visés. «Que chacun limite son usage de produits de synthèse dans sa vie quotidienne! On prend le problème à l’envers: on devrait demander aux géants de la chimie d’arrêter de fabriquer ces substances plutôt que
de vouloir limiter leur usage dans les champs.»

Difficile de se démarquer

Dans la campagne, les partisans des deux initiatives populaires se font donc rares, même si tout le monde s’accorde sur l’importance de préserver la biodiversité. Bien que Bio Suisse ait recommandé l’automne dernier d’accepter le texte «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», la faîtière ne s’est toutefois pas encore prononcée sur la seconde initiative. De nombreux agriculteurs bios n’affichent pas aussi clairement leur opinion que les opposants sur la façade de leur ferme. Souvent questionnés par leurs clients sur le sujet, ils bottent en touche afin de ne pas se mettre la profession à dos. D’autant plus qu’ils ont fait le choix de se passer de pesticides de synthèse de leur propre chef. «Si la faîtière avait donné un mot d’ordre clair, ce serait plus simple pour nous, reconnaît l’un d’eux, souhaitant garder l’anonymat. Ce n’est pas facile d’aller contre l’avis de la majorité de nos confrères, qui sont des personnes que l’on apprécie et avec qui on travaille quotidiennement.» Ainsi la quasi-invisibilité des partisans des initiatives dans les rangs paysans donne l’impression que le combat se joue plutôt entre citadins et ruraux, alors que la réalité est plus nuancée (voir encadré ci-contre).

Un avis tranché

Pour sa part, le maraîcher bio Urs Gfeller a choisi: il votera oui le 13 juin. «J’ai la chance d’être libre et indépendant, donc de pouvoir dire ce que je souhaite pour l’avenir de l’agriculture de notre pays. Il faut que les choses avancent, que la Suisse renonce aux produits de synthèse.» Il vient d’ailleurs d’accrocher une banderole verte devant sa ferme de Sédeilles (VD). «Bien sûr, elle a suscité de vives réactions. Mais mes collègues me connaissent, ils savent que je pense un peu différemment d’eux. Dans le monde paysan, il n’y a pas assez de diversité d’avis et les mentalités évoluent lentement. La vie n’est pas facile pour ceux qui veulent du changement, alors certains préfèrent faire profil bas, afin d’éviter de s’attirer les foudres de la communauté.»

Non à un diktat

Maraîcher bio à Avenches (VD) depuis trente ans, Pascal Buache s’offusque quant à lui que le peuple suisse puisse prendre une décision si radicale pour la pratique agricole à la place des professionnels. «C’est un état d’esprit, chaque agriculteur doit pouvoir choisir son mode de production suivant ses convictions et non pas par obligation! Je suis pour la libre entreprise et la liberté de commerce. Que des gens de la ville, qui n’ont aucune idée de la réalité du terrain, essaient de faire passer un diktat, je dis non et plutôt deux fois qu’une!» Un point de vue que partage Yves Gaillet, agriculteur à Mur (VD). Bien que la décision n’ait pas été facile, il a accepté de rejoindre le Comité du non broyard. «J’ai pris le risque de me faire tirer dessus par des confrères, voire des clients, reconnaît-il. Je travaille en bio depuis 2017 et suis convaincu par ce mode de culture. Si j’ai décidé de m’unir à mes collègues, c’est parce que j’en ai marre que l’on oppose agriculteurs bios et conventionnels. À chacun son choix! C’est aux consommateurs de changer leurs habitudes pour orienter le marché.»

Dialogue ravivé

Qu’ils soient pour ou contre, les agriculteurs interrogés le reconnaissent, ces textes ont au moins un point positif, celui de créer un dialogue entre des professionnels aux orientations différentes mais aussi avec le public. «On a toujours su rester humble, on admet nos erreurs et on évolue. Le changement doit se faire notamment par la formation professionnelle. Il faut nous laisser le temps de nous adapter sans nous forcer la main», conclut Yves Gaillet. Quoi qu’il en soit, les paysans ont jusqu’à la mi-juin pour convaincre du bien-fondé ou non de ces deux initiatives. Le combat ne fait que commencer.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Jean-Paul Guinnard

De quoi parle-t-on?

Le 13 juin, les Suisses voteront sur deux initiatives populaires visant la limitation des produits phytosanitaires de synthèse. Intitulées «Pour une eau potable propre et une alimentation saine – Pas de subventions pour l’utilisation de pesticides et l’utilisation d’antibiotiques à titre prophylactique» et «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», elles ne sont ni liées ni identiques. Le premier texte propose de retirer les subventions aux exploitations qui utilisent des pesticides, administrent préventivement des antibiotiques à leurs animaux ou ne parviennent pas à les nourrir avec ce qu’elles produisent uniquement sur leur domaine. Le second exige l’interdiction pure et simple de ces produits sur l’ensemble du territoire helvétique, dans un délai de dix ans. Il prévoit aussi d’interdire l’importation à des fins commerciales de denrées alimentaires contenant des pesticides de synthèse.

+ D’infos www.admin.ch

Tension extrême

Comment expliquer le climat excessivement tendu qui règne actuellement dans les campagnes? Depuis le dépôt de ces deux initiatives en 2018, leur contenu agite les assemblées de producteurs et les associations de défense professionnelle. La question de l’utilisation des produits phytosanitaires de synthèse est dans toutes les têtes. Et le fossé séparant les agriculteurs des consommateurs et des militants écologistes a rarement semblé aussi profond qu’en ce début d’année.

Qualité de vie entachée

Sandra Contzen, professeure de sociologie rurale, tente une explication. Travaillant à la Haute École des sciences agronomiques, forestières et alimentaires, elle a consacré une bonne partie de ses études à la pauvreté et à la problématique du genre dans le monde paysan, avant de se pencher plus spécifiquement sur les conditions de vie dans l’agriculture et les relations entre paysannerie et société. Si pour l’heure aucune étude sociologique n’a été spécifiquement réalisée sur ces deux initiatives, des entretiens menés dans le contexte d’autres travaux ont montré «que les agriculteurs et paysannes suisses ressentent fortement la pression sociétale actuelle. Qu’il s’agisse de celle exercée par les initiatives, mais aussi lors de rencontres au bord des champs, dans le magasin de leur ferme ou simplement en lisant les reportages consacrés à leur activité dans les médias. Cette pression peut affecter négativement leur qualité de vie. Les agriculteurs ne se sentent plus valorisés comme producteurs d’aliments», relève la sociologue.

Une union logique

Or cette situation ne risque pas de s’améliorer dans le futur, tant les positions défendues aussi bien par les partisans que les opposants aux initiatives semblent inconciliables.
Les divergences semblent même s’être renforcées ces dernières semaines à l’approche des votations. «Sur la base d’entretiens menés dans le cadre d’un travail de bachelor que j’ai supervisé, il faut supposer que les fronts se sont en partie durcis en raison du rôle joué par l’Union suisse des paysans (USP), affirme Sandra Contzen. Les partisans, parmi lesquels on retrouve aussi des paysans défendant une agriculture écologique, ne se sentent pas représentés dans la politique menée par l’USP, du moins dans le cadre de cette votation.»

Les deux parties s’organisent pour faire entendre leur voix, les agriculteurs se fédérant notamment en comités régionaux. «Lorsqu’un groupe de la population est attaqué, ou du moins
se sent attaqué, et qu’il a peur de perdre des avantages, c’est une réaction sociale logique de s’unir, poursuit  la sociologue. Mais la question reste ouverte de savoir s’il s’agit là d’un resserrement des liens réel et durable au sein de l’agriculture. Après tout, il n’y a pas que des opposants aux initiatives au sein du monde paysan.»

+ D’infos www.bfh.ch

En chiffres

L’agriculture broyarde:

  • 344 exploitations dans la partie fribourgeoise, 540 sur sol vaudois.
  • 18 domaines bios fribourgeois (soit 4,2% de la surface cultivée du district), 32 du côté vaudois (soit 5,8% des terres).
  • 3487 hectares consacrés aux céréales dans la partie fribourgeoise (62,2% pour le blé), 5491 ha sur sol vaudois (65,8% pour le blé).
  • 11% des terres sont dévolues aux betteraves sucrières et aux pommes de terre dans les deux districts.
  • 877‘787 poules y sont élevées essentiellement pour leur chair.

+ D’infos Source: Office fédéral de la statistique