Point fort
Des paysans vont déposer une plainte contre l’État pour inaction climatique

Directement impactés par le réchauffement, une vingtaine d’agriculteurs suisses, représentés par Avocat.e.s pour le climat, s’apprêtent à attaquer la Confédération pour n’avoir pas tenu ses engagements.

Des paysans vont déposer une plainte contre l’État pour inaction climatique

Si le réchauffement nous concerne tous, il touche plus durement encore ceux qui dépendent de la nature pour vivre. Paysan-vigneron à Soral (GE), Yves Batardon en sait quelque chose. Ses vignes ont subi deux épisodes de gel en cinq ans, et en cette année de canicule les surcoûts d’arrosage et les dégâts sur les jeunes plantations seront conséquents. «Globalement, la pluviométrie est en baisse de 30% depuis deux décennies. Cela fait cinquante ans que les scientifiques alertent les États sur le risque de dérèglement climatique. Aujourd’hui il est là et ses conséquences impactent directement notre profession», lâche-t-il. Après trente années passées à la tête d’un domaine partagé entre vignoble et grandes cultures qu’il transmet actuellement à ses enfants, Yves Batardon s’inquiète pour l’avenir. Le Genevois de
60 ans siège au comité de l’organisation paysanne Uniterre en tant que membre de la commission climat. Il compte aussi parmi le groupe d’agriculteurs qui déposera une plainte en janvier contre la Confédération pour inaction climatique. Une démarche initiée par l’association Avocat.e.s pour le climat, qui les représentera devant la justice.

Berne face à ses incohérences
Producteurs laitiers, maraîchers, cultivateurs, viticulteurs, ils sont pour l’heure une vingtaine de toute la Suisse à avoir rejoint cette action. «États, grandes entreprises industrielles et financières, les responsables du dérèglement climatique sont nombreux à l’échelle mondiale. Ce que nous cherchons à déterminer, c’est la portion qui peut être directement imputée à notre gouvernement. Il s’agira notamment de calculer le nombre de mégatonnes de CO2 émises en trop par rapport à l’engagement pris lors de la signature de l’Accord de Paris», explique Arnaud Nussbaumer, l’un des cinq avocats engagés dans la procédure. «Nous souhaitons confronter la Confédération à ses propres incohérences. Car nous observons d’un côté l’engagement très clair de la Suisse quant à sa volonté de contenir le réchauffement en dessous de 2 degrés. Et de l’autre, les conclusions d’un rapport de l’Office fédéral de l’environnement issu de ce même gouvernement révèlent que l’activité de la place financière helvétique à elle seule conduira à un réchauffement de 4 à 6 degrés. Comment le Conseil fédéral peut-il réconcilier ces deux éléments?» questionne encore ce membre fondateur d’Avocat.e.s pour le climat. L’action vise deux objectifs: obtenir une décision reconnaissant la responsabilité de la Confédération dans la problématique climatique et recevoir un dédommagement symbolique pour les torts causés aux paysans. Le dépôt du texte se fera en janvier et le collectif se prépare à aller jusqu’au Tribunal fédéral.

«Alarmés par la situation»
Constituée à l’origine pour défendre les militants pour l’environnement lors de leurs procès, l’association Avocat.e.s pour le climat, qui compte aujourd’hui une centaine de membres en Suisse, a ainsi choisi de passer à l’offensive. «Il est souvent reproché aux activistes de recourir à la désobéissance civile pour se faire entendre. Nous décidons ici d’emprunter la voie légale et juridique», poursuit Arnaud Nussbaumer. Les honoraires et frais de procédure seront intégralement pris en charge par l’association. «En Suisse, nous avons un vrai problème d’accessibilité à la justice, du fait notamment que le travail des avocats est très onéreux. Dans la profession, nous sommes plusieurs confrères à être extrêmement alarmés par la situation environnementale. Il est donc important pour nous, qui avons accès aux tribunaux, de pouvoir leur offrir un relais dans le cadre de cette affaire.» Chaque plaignant est reçu par les avocats, qui recensent les dommages subis sur l’exploitation. Le collectif espère voir d’autres agriculteurs rallier leur mouvement d’ici à la fin de l’année. Quelques associations de défense professionnelle et organisations paysannes ont également rejoint l’action. «Plus nous serons nombreux, plus grande sera notre force de frappe», insiste Arnaud Nussbaumer en guise d’appel.

Démarche démocratique
Pour Yves Batardon, ce mouvement sonne aussi comme une opportunité de rassembler paysans et citoyens et de faire changer la culpabilité de camp. «Aujourd’hui, les agriculteurs ne font que se défendre. On les accuse de polluer avec leur bétail, d’utiliser trop de pesticides, de ne pas être suffisamment concurrentiels, de manquer d’innovation. On nous dit à l’origine de 20% des émissions de CO2 dans le pays. Mais quid des 80% restants? De l’industrie, des transports, de la chimie, de la finance? Il est temps que l’État prenne ses responsabilités. Depuis trente ans, la Confédération impose des normes et une concurrence déloyale, encourage des exploitations toujours plus grandes, à contresens d’une agriculture durable, arrosée de paiements directs qui enlèvent la juste valeur à nos productions et nous coupent de notre bon sens. Nous ne voulons plus être les prestataires de services d’un système qui nous mène au pire», assène Yves Batardon.

«Les paysans sont ceux qui nous nourrissent. Nous avons toutes et tous intérêt à voir se développer une agriculture la plus autonome et souveraine possible. Comme citoyens, nous sommes en droit de demander au gouvernement si la politique qu’il mène permettra non seulement aux producteurs de survivre, mais également à la population de vivre ces prochaines années. C’est la question centrale que nous posons avec cette action et elle nous semble avoir toute sa place dans le débat démocratique», conclut Arnaud Nussbaumer.

+ d’infos Pour les agriculteurs qui souhaitent rejoindre l’action: www.avocatclimat.ch

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): Marcel G.

D’autres cas en Suisse et dans le monde

C’est la seconde fois que des agriculteurs helvétiques déposent une plainte contre le gouvernement. En 1997, 2206 éleveurs avaient attaqué la Confédération pour mauvaise gestion de la crise de la vache folle, lui reprochant d’avoir tardé à prendre des mesures. Pour compenser les pertes économiques subies, les plaignants avaient réclamé 300 millions de francs d’indemnités. Invoquant le principe d’urgence face à une situation de crise exceptionnelle, les juges avaient toutefois donné tort aux agriculteurs. À l’heure actuelle, près de 2000 procès climatiques sont en cours à travers le monde. En 2015, Saúl Luciano Lliuya, paysan péruvien, a attaqué le géant RWE, plus gros producteur d’électricité allemand, qu’il accuse d’être en partie responsable de la fonte des glaces qui menace son village. La procédure est encore en cours. En 2013, l’organisation de développement durable Urgenda, associée
à 900 citoyens néerlandais, a poursuivi le gouvernement des Pays-Bas pour l’obliger à faire davantage en matière de protection du climat. Deux ans plus tard, le Tribunal de district de La Haye a donné raison aux plaignants et sommé l’État des Pays-Bas de réduire d’ici à 2020 ses émissions de CO2 d’au moins 25% par rapport au niveau de 1990.