Décryptage
Des messages de détresses inscrits par des géants mécaniques

Symbole de l’agriculture moderne, le tracteur a été au centre des révoltes agricoles. Cette série d’été revient sur la place qu’occupe ce véhicule dans les champs, sur les routes et dans les cœurs.

Des messages de détresses inscrits par des géants mécaniques

S’il y a une image que l’on retiendra de la révolte qui a gagné les campagnes cet hiver, c’est celle de ces tracteurs de toutes les couleurs et toutes les tailles, avec leurs slogans dessinés sur des panneaux, se dirigeant en files indiennes vers les villes. L’arrivée de ces géants mécaniques en milieu urbain a provoqué l’effet de sidération recherché: impossible de ne pas les remarquer avec leurs pneus géants, leurs cabines panoramiques et leurs moteurs vrombissants et, donc, d’ignorer leurs messages.

C’est ainsi que le 3 février dernier, à l’appel de l’organisation paysanne Uniterre, une trentaine de tracteurs de la campagne genevoise convergeaient vers la plaine de Plainpalais pour revendiquer une rémunération correcte du travail des paysans et une plus grande transparence dans la fixation des prix. À Goumoëns-la-Ville (VD), le 29 février, 200 tracteurs se sont coordonnés pour former les trois lettres du signal de détresse SOS au nom du groupe «Révolte agricole Suisse», tandis qu’ils étaient entre 500 et 800 à faire la chaîne pour écrire le mot « dialogue » à Estavayer-le-Lac (FR) le 22 mars.

Cheval de trait moderne
Si ces impressionnants véhicules qui font passer les SUV pour des fourmis ont été mis en scène lors de ces épisodes, c’est qu’ils sont devenus un symbole à l’égal des vaches dans les prés de la ruralité. Depuis leur apparition dans l’après-guerre, ces machines bénéficient d’un fort attachement de la part de leurs propriétaires. «Le tracteur, c’est la fierté de l’agriculteur, un peu comme le camion pour le chauffeur ou la Tesla du cadre supérieur », analysait le sociologue Jean Viard dans un article du quotidien français Libération l’hiver dernier. Il faut dire que ces «animaux de trait des temps modernes» ont révolutionné le travail des agriculteurs, diminuant sa pénibilité et augmentant la productivité. Il a marqué le début de l’agriculture intensive avec l’arrivée de la chimie et la montée en puissance de la mécanisation.

Au fil des décennies, le nombre de tracteurs n’a cessé d’augmenter, les machines se perfectionnant, devenant plus puissantes, plus lourdes et plus confortables, avec des cabines qui ressemblent désormais à des cockpits d’avion aux écrans tactiles et avec une isolation phonique quasi totale. Entre 1955 et 2022, leur nombre a plus que quintuplé en Suisse selon l’Office fédéral de la statistique, atteignant les 148’080 véhicules immatriculés. La marque Fendt domine le marché devant John Deere, Deutz-Fahr, New Holland et Massey Fergusson.

Plus puissants, plus lourds, plus coûteux
La puissance des moteurs a elle aussi progressé. En 2003, la classe des 81 à 140 CV était encore minoritaire par rapport aux tracteurs de moins de 75 CV. Vingt ans plus tard, c’est le contraire: un peu plus de 60% des modèles immatriculés se situent dans cette classe de puissance. Qui dit plus de chevaux dit plus de poids. La majorité des machines pèse aujourd’hui entre 4 et 6 tonnes, certaines allant jusqu’à 8-10 tonnes. Quant au prix, il suit la même tendance. Acquérir un tracteur neuf coûte très cher, environ 110’000 fr. pour un modèle de puissance moyenne (102-121 CV), jusqu’à 300’000 fr. pour les modèles les plus puissants (272-340 CV). Dans ce contexte, le leasing est fréquent, les fabricants n’hésitant pas à mettre en avant ses avantages comme la possibilité de déduire fiscalement les mensualités en tant que charges d’exploitation.

Pour réduire les coûts, le partage pourrait apparaître comme une solution logique. Des coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma) existent en Suisse romande depuis 1959. L’application de partage en ligne, FarmX, développée par la Chambre jurassienne d’agriculture a, elle, été lancée en 2019. François Monin, son président, explique néanmoins que le tracteur ne se partage pas comme une charrue, une pompe à traiter ou un semoir: «Il y en a très peu sur la plateforme, car ce sont des engins de travail polyvalents qu’on utilise tout le temps.» Outil de travail, moyen de pression, symbole de réussite, le tracteur remplit autant de fonctions qu’un couteau suisse. Mais la surenchère dont il fait l’objet est-elle compatible avec les défis de l’agriculture du futur, tant du point de vue écologique que du revenu agricole?

Texte(s): Horace Perret 
Photo(s): AgenceB Jo Bersier