Nature
Deux artistes changent un jardin botanique en galerie d’art

Le jardin botanique alpin Flore-Alpe de Champex (VS) invite Cecile Giovannini et Jolan Chappaz à une résidence artistique. Intitulé «À la fin, donc aujourd’hui, je t’aime», leur projet s’y déploie jusqu’en octobre.

Deux artistes changent un jardin botanique en galerie d’art

Il pleut sur le Flore-Alpe. Sous un ciel lourd, les fleurs qui parsèment cette parcelle d’un hectare accrochée au flanc du Catogne font des explosions de couleurs sur un camaïeu de verts. Une grande pierre plate attire l’œil à peine le portail franchi, sa surface de calcaire gravée de quelques mots. «Je peux venir arroser ton cœur et embrasser ta fleur?» Le ton est donné: cet été, le lieu se réinvente sous l’angle de la sensualité.

Cinq mois à la montagne

Les installations qui truffent le jardin botanique sont l’œuvre d’un duo d’artistes invité à nouer un dialogue avec les lieux durant toute la belle saison dans le cadre du programme de résidence mis sur pied par le jardin Flore-Alpe (lire l’encadré ci-dessous). La porte du grand chalet s’ouvre, une odeur de café frais s’échappe tandis que Cecile Giovannini et Jolan Chappaz sortent dans l’air humide du début de matinée. Elle est artiste plasticienne, partage son temps entre l’Italie et son Valais natal. Lui est poète, adepte de formats courts, des textes affûtés et sensibles souvent écrits dans les trains qui le mènent de Villars-sur-Ollon (VD) à Zurich, où il travaille dans le domaine de la promotion culturelle. Cousins, ils sont les descendants du couple mythique de la littérature valaisanne que formaient Corinna Bille et Maurice Chappaz. Ils ont entamé durant la période du covid un échange artistique dans lequel la relation à la nature tient un rôle central.

Le 1er mai dernier, le duo débarque à Champex avec ses bagages, de la peinture, du papier, des crayons et des pinceaux. Tout commence par la visite des lieux avec Jean-Luc Poligné, l’intarissable jardinier qui entretient au quotidien les plantes rares de Flore-Alpe. Puis s’entame la réflexion sur le placement des œuvres réalisées en amont, et la création des nouvelles. Au fil de leurs séjours dans ce petit paradis perché à 1500 mètres d’altitude, les deux artistes peignent, écrivent, construisent une exposition en constante évolution qui naît de leur rencontre avec le site, mais aussi avec celles et ceux qui l’habitent: personnel technique, civilistes et scientifiques se côtoient sur ce terrain de recherche où l’on étudie, notamment, les effets du changement climatique sur la répartition des végétaux de l’étage alpin.

Une exposition qui vit

Les tasses sont vides, la pluie s’est calmée mais elle laisse sa trace sur les œuvres, mouchetées de gouttelettes d’eau. «Elles sont chaque jour différentes», sourit Jolan Chappaz en se lançant à l’assaut de la pente. La végétation pousse, la lumière change au gré de l’heure et de la météo. Dans un jardin, c’est la nature qui dicte son rythme. Et dans notre société où l’on veut toujours aller plus vite, cela fait du bien de laisser les choses se faire, de sentir cette vie qui se déploie autour de nous.» Une douzaine de toiles, d’installations et d’impressions, du très grand format au petit dessin, s’inscrivent dans les lieux, parfois bien visibles, parfois camouflés. «Nous avions envie de créer une rencontre entre le jardin et notre travail, note Cecile Giovannini.

De sortir de la relation froide que le spectateur entretient avec des tableaux dans un musée, de désacraliser l’art et de remettre en question l’ego des artistes.» Au fil des sentiers qui serpentent entre étangs et massifs, on ouvre l’œil pour repérer les interventions du duo dans une visite aux airs de jeu de piste. Ici, c’est une vasque de grès rouge ornée d’un court vers. Là, un portrait mi-humain mi-végétal sur une plaque de plexiglas. Là encore, on pénètre dans une petite grotte, héritage du romantisme qui imprègne les jardins du XIXe siècle, où l’on découvre une toile à la lueur d’une lampe de poche.

Savoir brouiller les pistes

Sous le ciel qui s’éclaire, un visiteur se penche pour déchiffrer un poème tracé à la craie sur un banc de pierre. Mêler art et science, c’est l’objectif des résidences organisées depuis 2020 par le jardin Flore-Alpe. La première artiste à en profiter avait été la photographe Laurence Piaget-Dubuis. «Elle devait rester un mois, et a finalement travaillé une année à Champex, raconte Lucienne Roh, médiatrice culturelle et scientifique. Cette approche permet de jeter une autre lumière sur le jardin, de provoquer une rencontre entre des publics qui ne se côtoieraient pas forcément ailleurs.» Laisser carte blanche à des artistes, c’est se laisser surprendre par la manière dont ils s’approprient les lieux. Se laisser brusquer aussi, parfois, comme cela a été le cas avec cette stèle de granit façon pierre tombale plantée face au panorama.

Devant le grand chalet, Cecile Giovannini sort une peinture à laquelle elle doit apporter les dernières touches. Lieu de vie, d’échanges et de création, le jardin inspire les deux artistes, qui continuent d’étoffer cet accrochage sauvage et voluptueux. Pour un résultat qui ne cessera d’évoluer au fil de la saison et de la croissance des végétaux. Un musée décidément pas comme les autres.

Le vernissage de «À la fin, donc aujourd’hui, je t’aime» aura lieu les 16 et 17 août. Visites guidées, tatouage et veillée avec les artistes.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Art, environnement et paradoxes

Les artistes peuvent-ils jouer un rôle dans la préservation de l’environnement? De la mise en lumière de l’urgence climatique au choix de matériaux durables en passant par une grande liberté de ton, le champ artistique semble tout désigné pour jouer les porte-paroles des grandes causes, des luttes sociales aux enjeux environnementaux. Ce n’est pas si simple: «On a l’impression que le monde de l’art est très libre, mais ce n’est pas le cas, estime Cecile Giovannini. Pour vivre, vous devez produire, exposer, répondre aux attentes des galeries et des acheteurs, et vous ne pouvez pas vraiment remettre en question votre pratique. La thématique environnementale illustre bien cette tension: les œuvres qui parlent d’écologie se vendent à prix d’or à Art Basel. L’engagement fait vendre.» Un paradoxe que souhaitent questionner Cecile Giovannini et Jolan Chappaz en s’affranchissant du cadre classique de la galerie.

Un jardin à l’écoute du climat

Joubarbes, saxifrages, rhododendrons, gentianes et androsaces règnent en maîtres sur les 6000 m2 du jardin botanique alpin Flore-Alpe. Créé il y a près d’un siècle par l’industriel vaudois Jean-Marcel Aubert, il constitue aujourd’hui le siège du Centre alpien de phytogéographie, dont les recherches portent notamment sur l’impact du changement climatique sur les milieux et leur diversité.