«Il faudrait quatre mois de pluie pour rattraper le déficit hydrique actuel»

Malgré une météo plus humide ces derniers jours, la Suisse n’a jamais manqué autant d’eau en hiver. La climatologue Martine Rebetez en révèle les conséquences pour notre agriculture et les nappes phréatiques.
16 mars 2023 Mathilde Jaccard
Guy Perrenoud

Cet hiver a été très sec. Beaucoup plus que les années précédentes?
Oui. Mais surtout, il s’inscrit dans douze mois consécutifs d’extrême sécheresse. Une telle situation dès le printemps n’est pas habituelle en Suisse, et encore moins lorsqu’elle se prolonge tout au long de l’année, comme on a pu le constater en 2022 déjà. Par le passé, on a connu un manque de neige comparable en 1964, mais avec des températures moins élevées. Avant les faibles précipitations du week-end dernier, il n’avait pas plu depuis le 19 janvier – une durée historique selon MétéoSuisse. À Genève, par exemple, on a mesuré 0,5 mm en février 2023, contre 60 à 80 mm en temps normal. La situation est semblable chez nos voisins français et italiens.

On craint d’ordinaire la sécheresse estivale. Quels en sont les enjeux et l’impact durant la saison froide?
La végétation est en pause et ne nécessite donc aucun apport hydrique. Les précipitations ainsi que la fonte des neiges approvisionnent dès lors directement et uniquement les nappes phréatiques, reconstituant ainsi les réserves. En outre, en hiver, l’évaporation est plus faible et la perte hydrique moindre. Cette saison, le peu de neige présente a en grande partie été directement emporté par le vent, sans même produire d’eau de fonte.

Le niveau des nappes phréatiques est-il actuellement inquiétant?
Il manque une telle quantité de précipitations que l’on ne voit pas comment les réapprovisionner, même à court terme. Dans notre pays, il pleut en moyenne un mètre par mois. À ce stade de l’année, le déficit est déjà de deux mètres d’eau, sans compter le retard accumulé avec la sécheresse de l’an dernier. MétéoSuisse chiffre, quant à elle, un besoin d’environ quatre mois de pluies ininterrompues avant l’été pour espérer rattraper le déficit hydrique. De plus, cette année a particulièrement manqué de neige. L’Office fédéral de météorologie affirme que le manteau neigeux a disparu un mois et demi en avance. Ainsi, la fonte ne sera pas suffisante pour irriguer les sous-sols. Et avec la hausse des températures, il y a plus d’évapotranspiration au niveau des sols et de la végétation, réduisant ainsi l’apport en eau des nappes. La saison végétative a, quant à elle, déjà commencé à basse altitude, nécessitant donc un approvisionnement hydrique. L’eau va de plus en plus être absorbée par les plantes et ne pourra pas combler le déficit actuel.

À quoi sont dues ces longues périodes de sécheresse qui se répètent?
Dans nos régions, le climat a toujours été irrégulier. Mais aujourd’hui, le réchauffement amplifie largement ces phénomènes. Concrètement, pour chaque degré supplémentaire, l’air peut absorber 7% d’humidité en plus, asséchant, de ce fait, le sol, les plantes ainsi que les ruisseaux et les rivières. Et l’air, plus chargé en eau, peut provoquer des précipitations plus intenses et des inondations. Les quantités peuvent désormais être si importantes que les systèmes de drainage, calculés pour les conditions d’avant le réchauffement, ne suffisent plus à l’évacuer. En outre, les températures augmentent plus vite que ce que tous les scénarios avaient prévu, en raison des activités humaines et des émissions de gaz à effet de serre.

Bio express

Après des études à Lausanne, Zurich et Salford, en Angleterre, Martine Rebetez obtient son doctorat en 1992. Depuis, elle mène des projets de recherches sur le climat et ses changements, avec une spécialisation sur leurs conséquences en Suisse et en Europe, en particulier pour l’enneigement, les forêts et les vignobles. Collaboratrice scientifique de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) à partir de 1996, elle est aussi professeure à l’Université de Neuchâtel depuis 2006. Elle est l’auteure de l’ouvrage «La Suisse se réchauffe».

Les domaines agricoles sont particulièrement touchés par ces conditions climatiques extrêmes. Doivent-ils revoir leurs modes de production?
Le réchauffement va être un réel défi pour ce secteur, puisqu’il va être davantage confronté à de longues sécheresses, de fortes pluies ou de la grêle. On a pu le voir l’an passé, des champs entiers de maïs, une plante qui nécessite un fort apport hydrique, n’ont tout simplement pas pu être récoltés tant ils étaient asséchés. Le déséquilibre de la répartition d’eau sur l’année aura également un impact sur le choix des semences, puisque le manque de précipitations devra être compensé par l’arrosage des cultures. Jusqu’à récemment, c’était rare dans l’agriculture suisse qui souffrait plutôt de températures trop fraîches et d’excédents d’humidité. Ce n’est désormais plus le cas et il va falloir arbitrer et mieux répartir les stocks disponibles. Depuis quelques années, les entreprises de maraîchage sont parmi les premières à installer toujours plus systématiquement des réservoirs pour subvenir à leurs besoins.

Des systèmes culturaux sont-ils plus prometteurs que d’autres?
Il va être nécessaire de s’adapter à des saisons qui pourront être de plus en plus sèches. Il faudra progressivement se tourner vers des cultures qui nécessitent moins d’eau. Actuellement, l’agroforesterie donne de bons résultats pour une agriculture résiliente. Les arbres créent de l’ombrage réduisant de quelques degrés la température et l’évapotranspiration. Ils permettent d’accroître la profondeur exploitable du sol, et à la pluie de mieux s’infiltrer.

Des restrictions d’eau sont-elles à prévoir cet été?
Certaines communes prennent les devants et incitent déjà leurs habitants à être économes. Il est vrai que l’on a pris l’habitude de gaspiller cette ressource sur notre territoire, car elle est bon marché et facile d’accès. Mais entre les changements climatiques et l’augmentation rapide de la population, nous devons absolument revoir notre manière de consommer. Car, en moyenne quotidienne, dans notre pays, on utilise jusqu’à 170 litres par personne pour boire, cuisiner et nettoyer.

Y a-t-il d’autres moyens susceptibles d’assurer une meilleure répartition hydrique tout au long de l’année?
Les barrages vont devenir un outil essentiel, non seulement pour la production d’énergie en combinaison avec le solaire, mais aussi afin de mieux distribuer l’eau sur toute l’année. Lorsqu’il y aura de fortes précipitations, ils pourront la stocker et éviter des inondations, avant de la mettre en circulation lors de périodes de sécheresse. En Suisse, ce système est introduit progressivement dans certains barrages en Valais. Toutefois, garder 10 à 15% d’eau en plus comporte un coût pour les exploitants, qui ne peuvent l’offrir gracieusement. La Confédération doit donc réfléchir au financement de telles mesures.

+ d’infos La Suisse se réchauffe, Martine Rebetez, Le Savoir Suisse, 160 pp.

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