Reportage
La course contre la montre pour effaroucher les corvidés commence

Lors des semis de tournesol et de maïs, les paysans rivalisent d’imagination pour éloigner les corneilles et les corbeaux freux, qui raffolent de ces graines. Un combat sans fin qui a un coût, mal évalué.

La course contre la montre pour effaroucher les corvidés commence

Sylvain Faillétaz a une bête noire. Littéralement. Depuis plus de six ans, l’agriculteur de Commugny (VD) bataille contre les corneilles et les corbeaux freux qui ravagent ses cultures et celles de ses collègues. Chaque printemps, des nuées de corvidés lui mènent la vie dure lorsqu’il sème ses champs de tournesol, maïs, lentilles et soja. «C’est infernal, constate-t-il. Ces volatiles suivent les sillons du semoir avant même que les graines aient le temps de germer. Ils s’attaquent ensuite aux plantules pendant la germination au point de dévaster des parcelles entières. Les dégâts se montent souvent à plusieurs dizaines de milliers de francs.»

Pour combler les trous de semences dans ses terres, il doit souvent épandre de nouveau des graines, ce qui lui coûte du temps, mais aussi de l’argent, bien qu’il reçoive 350 francs en compensation par parcelle attaquée et ressemée. «Cela ne couvre de loin pas les pertes effectives. Lorsque l’on ressème, on enregistre une diminution de rendement d’au minimum 40% en raison du retard de croissance. De plus, ces dernières années étaient très sèches, les deuxièmes semis n’ont pas pu pousser. Nous ne pouvons pas laisser nos parcelles sans cultures, elles se rempliront de mauvaises herbes et ne seraient plus éligibles aux paiements directs. Les pertes font partie de notre métier et nous devons l’accepter. Mais tout perdre, ce n’est pas pour cela que je me lève le matin», peste l’agriculteur de La Côte.

Quinzaine de mesures prises
Exaspéré, Sylvain Faillétaz ne reste pas les bras croisés. Il a rivalisé d’imagination pour éloigner les corvidés. Allumage de pétards, diffusion de cris d’oiseaux en détresse au milieu des champs, pose d’épouvantails, mélange de piment saupoudré sur les semences, plumage de corneilles mortes éparpillé sur ses terres, passages répétés dans ses cultures et même semis en diagonales ou sous des couverts végétaux: en tout, l’agriculteur a essayé une quinzaine de techniques différentes afin d’éloigner les nuisibles, en vain. «Les corvidés sont tellement malins que ce combat est sans fin, regrette-t-il. Une mesure fonctionne pendant deux jours au maximum, puis les oiseaux reviennent. Certains s’attaquent même aux bottes enrubannées. Les trous qu’ils font engendrent la pourriture du fourrage et le rendent impropre à la consommation. Même si on combine différentes méthodes, ils trouvent une parade. Des corneilles jouent les sentinelles pendant que les autres se nourrissent, elles sont extrêmement bien organisées.»

Le problème n’est pas près de se résoudre, leurs populations ayant tendance à augmenter dans le pays, tous les cantons étant concernés par ce problème. Selon BirdLife, le nombre de corneilles noires croît en Suisse de puis les années 1990. Celui des corbeaux freux aussi, le pays comptant désormais jusqu’à 7300 couples nicheurs.

Combat sur papier
Sylvain Faillétaz a donc choisi de prendre la plume pour continuer son combat, écrivant aux autorités afin de leur faire prendre la mesure de ce fléau. Dans le classeur posé devant lui se trouvent des dizaines de courriers et un jugement, l’homme ayant choisi de poursuivre les volatiles jusqu’au tribunal. «Les agriculteurs ne sont pas indemnisés, car la loi souligne qu’il s’agit d’animaux contre lesquels il est possible de prendre des mesures individuelles. Or c’est aussi le cas pour le sanglier. Je refuse d’imaginer qu’un jour, ce sont les oiseaux qui dicteront les cultures que l’on peut mettre sur nos terres.» En 2022, il a aussi lancé une pétition avec trois autres agriculteurs et vignerons demandant aux autorités de mettre sur pied des actions «concrètes, immédiates et efficaces» afin de réguler les populations de corvidés. Munie de 850 signatures, elle a été largement soutenue par le Parlement cantonal en août 2023. «Un plan d’action sur ce point sera présenté d’ici la fin du premier semestre 2024», annonce Frédéric Hofmann, chef de la section Chasse, pêche et espèces du Canton. Une étude est également en cours avec Agroscope (lire l’encadré).

Sur le terrain, les tirs des corvidés se sont aussi intensifiés de la mi-mars à fin juin. Ce sont 314corneilles qui ont ainsi pu être tirées en 2023 en période de semailles, contre 276 en 2022. Ces deux dernières années, 120’000 francs ont aussi été prévus dans le budget pour dédommager les agriculteurs, souligne le Canton de Vaud. Les exploitants genevois peuvent quant à eux être indemnisés à hauteur des dégâts effectifs selon la tabelle de l’Union suisse des paysans.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Adobe Stock

Oiseaux protégés

Jadis menacés de disparition, les corbeaux freux sont protégés par la loi suisse entre le 16 février et le 31 juillet, afin de pouvoir nidifier puis s’occuper des jeunes. Pareille directive ne s’applique pas aux corneilles, espèce plus courante. Conformément à la législation fédérale, les Cantons peuvent permettre des mesures prises à titre individuel (comme les tirs) en vue de préserver les animaux domestiques, les biens-fonds et les cultures des animaux chassables, rappellent ASPO/BirdLife Suisse et la Station ornithologique suisse. Les deux associations estiment toutefois que les mesures prises à titre individuel doivent être exclues, sauf en cas de dommages aux cultures.

Une problématique étudiée de près

L’OFAG finance actuellement un projet impliquant les cantons de Vaud, de Genève, de Fribourg et du Tessin ainsi que l’institut agricole de Grangeneuve, Agridea, Proconseil et Agroscope. «On évalue les moyens d’effarouchement, le caractère répulsif d’enrobages de semence de maïs ou de tournesol et différentes techniques de semis, détaille Alice Baux, ingénieure agronome à l’Agroscope. On étudie également l’influence du paysage sur la présence de ces oiseaux. Nous tentons aussi de comprendre le comportement des corvidés pour déterminer où ils choisissent de se nourrir.» Les premiers résultats concernant les enrobages n’ont pas été concluants, mais de nouvelles substances sont testées. Les essais de semis sous couvert sont en revanche prometteurs, bien que la technique doive être affinée, estiment les experts. «Une collaboration étroite avec des collègues étudiant la même problématique en France nous permet d’échanger des données et de discuter les résultats obtenus dans des contextes variés. En France, malgré l’abattage massif de corvidés, les agriculteurs sont confrontés aux mêmes dégâts que les Suisses, poursuit Alice Baux. Cela nous incite à chercher des alternatives à la destruction afin de proposer des solutions efficaces et durables.» À noter que la semaine dernière, un nouveau répulsif, en plus du Korit 420 FS, a obtenu une homologation d’urgence en Suisse afin de protéger le maïs et le tournesol des oiseaux, l’Ibisio de la firme Bayer. Son autorisation devrait s’étendre jusqu’au 31 août prochain.