«La forêt a le pouvoir quasi magique d’aider l’homme à mieux se connaître»

L’auteure américaine Jean Hegland, de passage en Suisse à l’occasion des «Journées entre nature et littérature» organisées à Montricher (VD), questionne notre rapport à l’environnement et à la consommation.
26 septembre 2019 Clément Grandjean
Clément Grandjean

Le point de départ de Dans la forêt, le roman qui vous a rendue célèbre, est l’hypothèse d’un effondrement de la société telle qu’on la connaît aujourd’hui. Un scénario plausible?
Franchement, oui. Je le pensais il y a plus de vingt ans, quand j’ai écrit ce livre. C’était déjà clair que nous autres Américains ne pouvions pas continuer à consommer comme nous le faisions. Depuis quelques années, cela devient encore plus évident. Les scientifiques sont toujours plus nombreux à annoncer que les choses vont changer. Et cela risque d’être brutal.

Dans l’imaginaire collectif, les États-Unis sont le pays des grands espaces. Mais ils entretiennent aussi une relation particulière avec cette nature sauvage…
Je vis en Californie, qui est sans doute l’un des États les plus actifs dans la préservation de son patrimoine naturel. Notre gouverneur vient de s’élever contre la décision prise par l’homme qui prétend être notre président d’assouplir les limites d’émissions pour l’industrie automobile. Et Donald Trump a choisi de poursuivre l’État en justice pour le faire plier… Bref,
la situation est tendue. En tant que leaders de la consommation dans le monde occidental, les États-Unis ont une grande responsabilité dans l’exploitation des ressources. Il va falloir trouver un moyen de s’en sortir, et vite. Mes compatriotes en sont conscients: il y a un vrai mouvement environnemental dans notre pays. Mais il est loin d’être assez puissant pour faire bouger quoi que ce soit.

Cela vous rend-il pessimiste?
Oui, terriblement. Mais le pessimisme n’est pas une option.

Les romanciers ont-ils un rôle à jouer dans ce contexte?
Nous avons tous une responsabilité, et les auteurs n’y font pas exception. Nous sommes confrontés à des questions fondamentales sur le changement climatique. Nous ne ferions pas notre travail si nous occultions ces réflexions. Mon roman repose sur une question qui relève de la philosophie aussi bien que de la politique: à quoi pourrait ressembler une bonne relation avec la nature? Ce n’est pas un livre de recette ou un manuel, mais une manière d’expérimenter, par procuration, un moyen de pousser le lecteur à se poser des questions et à y répondre lui-même. Pour nous rappeler qu’en Amérique comme en Suisse, la nature nous entoure et nous fait vivre.

Parlez-nous de la forêt où vous vivez…
Il y a beaucoup d’espaces sauvages en Californie, un État immense qui ne se résume pas à Los Angeles et San Francisco. Je vis en famille au nord de l’État. Notre maison est isolée dans les bois, au bout d’une route forestière. La faune est très riche: il y a des pumas, des ours, des renards, des lynx… Quant à la forêt, elle est faite de séquoias, de sapins, d’arbousiers, de chênes. C’est une forêt mixte, plutôt jeune car elle a été exploitée intensivement il y a quelques décennies. Même aux États-Unis, il n’y a pas un seul endroit qui soit vraiment vierge de toute activité humaine. La pollution se retrouve partout, les axes routiers forcent les animaux à modifier leurs habitudes… Mais nous avons encore accès à des espaces qui donnent une impression de grandeur et de sauvage. Et ce sont des trésors inestimables.

Bio-express

Jean Hegland est née en 1956 dans l’État de Washington. Elle vit désormais en Californie du Nord. Le manuscrit de Dans la forêt (Into the forest), son premier roman, est refusé par de nombreux éditeurs avant d’être publié en 1996. Rapidement devenu un best-seller, il n’est traduit en français qu’en 2017. Elle a publié deux autres romans depuis: Windfalls et Still Time.

Vous passez dix jours en Suisse à l’invitation de la Fondation Jan Michalski. Avez-vous eu l’occasion de découvrir la nature helvétique?
Je suis allée marcher sur les crêtes du Jura. Le paysage est fascinant. La première chose que j’ai cherchée, c’est un manuel pour identifier les plantes. Tout est si mystérieux pour moi! Certes, la Suisse est densément peuplée et ses espaces naturels marqués par l’homme, mais j’ai l’impression qu’ils sont gérés de manière efficace. On en revient toujours à ce paradoxe: par le simple fait d’aller dans la nature, on en fait quelque chose de moins sauvage. Or, comment voulez-vous que les gens veuillent préserver leur environnement s’ils ne peuvent pas le voir?

Votre roman regorge de références au savoir-faire des Amérindiens. Leur rapport à l’environnement est-il juste?
Il faut rappeler que lorsque les Européens ont colonisé l’Amérique, il y avait des centaines de cultures amérindiennes, et non pas une seule. Cela dit, je ne pense pas que l’une d’entre elles était parfaite. On a tendance à idéaliser ces sociétés: n’oublions pas que certains des peuples premiers américains ont sans doute été à l’origine de l’extinction de plusieurs espèces animales. Mais cela n’empêche pas que chacun de ces peuples vivait sur ce continent depuis des siècles. Cela veut dire qu’ils avaient été capables de créer un mode de vie reposant sur une connaissance parfaite du milieu où ils s’étaient établis et savaient exploiter de manière durable ses ressources.

Faut-il comprendre qu’il faut chercher dans notre passé la clé de notre avenir ?
Je suis convaincue que la simplicité est notre avenir. Considéré comme le père de l’écologie politique, Henry David Thoreau disait que même au milieu de la civilisation, il était important de vivre aussi simplement que possible: moins on exploite, plus on préserve ce que l’on a. Consommer moins, c’est aussi découvrir le plaisir de l’expérience. La simplicité, ce n’est pas juste abandonner des choses, c’est en gagner d’autres.

Dans la forêt mise aussi sur la simplicité en termes géographiques: l’intrigue se concentre sur un seul lieu.
Le terme d’environnement nous renvoie à une échelle planétaire, mais la nature est très spécifique: chaque lieu est un biotope unique, avec ses animaux, ses arbres, ses plantes et ses fruits. Cette histoire ne pourrait pas se passer ailleurs, ou ce serait une autre histoire.

La forêt apparaît comme un personnage à part entière de votre récit…
C’est le cas. Et comme n’importe quel personnage, elle a ses bons et ses mauvais côtés. Elle est à la fois dangereuse et bienveillante. Par contre, tandis que les personnages principaux évoluent au fil du récit, elle ne change jamais. Ce qui change, c’est la relation entre les deux héroïnes et la forêt. J’avais envie de sortir du canevas classique de ce courant littéraire américain du nature writing, qui suit généralement un homme luttant contre la nature: je parle de deux femmes qui cohabitent avec elle.

Vous évoquez également la dimension spirituelle de la nature.
Cela a du sens pour moi. La religion, c’est admettre qu’il y a des choses qu’on ne comprend pas, trouver des moyens d’exprimer notre gratitude pour ce que nous sommes et essayer de tracer des lignes directrices sur la bonne manière de vivre. Il y a tout cela dans notre relation à la nature, qui nous met face à des mystères et nous donne des leçons. L’été dernier, j’ai passé plusieurs jours en solitaire dans la forêt, sans abri ni nourriture. Quand vous êtes seule dans les bois, la nuit, vous expérimentez dans votre chair une peur que l’homme a oubliée depuis longtemps. La forêt vous apprend à vous connaître.

Anticipation écologique

Tout commence par quelques coupures de courant avant que les choses ne basculent: plus d’essence, plus d’électricité, des réserves de nourriture qui diminuent… Nell et Eva, 17 et 18 ans, vont réapprendre à vivre au cœur de la forêt. Entre espoirs et désillusions, un hommage à la nature et aux femmes.
+ D’infos Dans la forêt, Éditions Gallmeister, 2018.

+ D’infos
Journées entre nature et littérature, 28 et 29 septembre, Fondation Jan Michalski. Evénement gratuit, inscription nécessaire, www.fondation-janmichalski.com

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