Reportage
«L’abattage à la ferme permet de rester avec ses bêtes jusqu’à la fin»

Pratique encore rare en Suisse, la mise à mort du bétail sur le domaine convainc quelques éleveurs. Reportage à Longirod, où la famille Rüfenacht fait figure de pionnière dans le canton de Vaud.

«L’abattage à la ferme permet de rester avec ses bêtes jusqu’à la fin»

La neige tombe à gros flocons en ce début d’année à Longirod (VD). Dans cette ferme située à l’extérieur du village, l’atmosphère est calme et le silence renforcé par l’épais manteau blanc qui recouvre la campagne. Bonnet sur la tête, Christian et Jean-Marc Rüfenacht rejoignent la stabulation. Le père et son fils terminent les derniers préparatifs avant 14 h, heure prévue de l’abattage de leur bête. L’automne dernier, ils ont obtenu l’autorisation de tuer leur bétail à la ferme. «Tu as vérifié la cage de contention, tout est bon?» lance l’éleveur à son fils.

Un pick-up se gare à côté de l’écurie. C’est Baptiste Mathieu, le vétérinaire. L’attestation délivrée aux Rüfenacht par le Canton exige la présence du praticien lors des cinq premières mises à mort. «Je suis là afin de m’assurer que la procédure est respectée conformément aux normes en vigueur dans les abattoirs», explique le spécialiste. Dans la stabulation, le bœuf de race Black Angus âgé de 22 mois mange tranquillement parmi le reste du troupeau. Le vétérinaire examine son état de santé général puis rejoint les éleveurs pour remplir les documents, alors qu’arrive au même moment le boucher Julien Benoit. Employé à l’abattoir de Vich (VD), c’est lui qui procédera à la mise à mort de l’animal.

Course contre la montre
Il est l’heure. Jean-Marc Rüfenacht part chercher sa bête au milieu du troupeau et la fait entrer tranquillement à l’intérieur de la cage de contention installée juste à côté de la stabulation. Habitué à l’engin, également utilisé pour le parage des pieds, l’animal ne bronche pas. Julien Benoit saisit son pistolet à tige perforante, le pose sur le front de l’animal, déclenche. Le bœuf s’écroule de tout son poids. La suite se déroule dans un ballet précis et minuté. L’éleveur ouvre la cage, attache la corde à l’un des postérieurs du bovin, qui est immédiatement hissé à l’aide de l’engin agricole télescopique et saigné par le boucher. Cette étape doit durer trois minutes exactement. Puis la carcasse est déposée dans la remorque bâchée et Jean-Marc Rüfenacht se met aussitôt en route en direction de Vich, où aura lieu l’éviscération. «Le protocole est très strict: il ne doit pas se passer plus de quarante-cinq minutes entre le moment de la saignée et celui où la bête est pendue à l’abattoir (ndlr: ce délai a été étendu à nonante minutes depuis le 1er février 2024)», détaille le vétérinaire Baptiste Mathieu.

Inspirés par les Alémaniques
En Suisse, un peu plus d’une centaine d’exploitations pratiquent l’abattage à la ferme, selon l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires. Une démarche soutenue depuis plusieurs années par le FiBL (lire l’encadré ci-dessous) et rendue possible grâce à un changement de loi entré en vigueur en 2020. À condition toutefois de répondre à certaines exigences. «La première nécessite la proximité d’un petit abattoir, car les grosses structures ultrastandardisées refusent ce type de prise en charge. Il faut aussi disposer d’une place bétonnée, d’une cage de contention, d’un engin télescopique et d’une remorque spécialement adaptée. Celle que nous utilisons nous est pour l’heure prêtée par Bio Vaud», indiquent les éleveurs.

Les Rüfenacht sont les premiers du canton de Vaud à avoir obtenu l’autorisation d’abattre leur bétail à la ferme et parmi les très rares agriculteurs romands à recourir à cette méthode. L’initiative vient de Jean-Marc, inspiré par l’expérience de quelques collègues alémaniques. «Nous nous sommes lancés dans l’élevage de Swiss Black Angus en 2017 et possédons une cinquantaine de têtes de bétail. Le label exigeait que nos bêtes soient tuées à Hinwil (ZH). Nous devions les charger à 2 h du matin et elles n’étaient souvent abattues qu’en début d’après-midi», raconte le Vaudois de 28 ans. «Nous nous sommes convertis au bio début 2018. Nos animaux sont nourris au foin et à la luzerne produits sur le domaine, garantissant une viande 100% locale. Cela n’avait plus de sens de les envoyer à l’autre bout de la Suisse. Et puis aujourd’hui, je peux accompagner nos bêtes jusqu’à la fin», poursuit-il. Une approche qui plaît aussi aux consommateurs. Client depuis plusieurs années des Rüfenacht, Olivier Gueissaz se réjouit de cette nouvelle démarche. «Que l’abattage puisse avoir lieu à la ferme ajoute une plus-value au travail de ces agriculteurs, qui peuvent veiller au bien-être de leurs animaux», dit le Rollois de 58 ans.

C’est Jean-Marc Rüfenacht lui-même qui se charge de la découpe des morceaux. Rassise durant trois semaines, la viande est désossée à l’abattoir par l’éleveur puis préparée et conditionnée par ses soins chez un ami boucher de la région. Entrecôtes, filets, rôtis, viande hachée ou séchée, saucissons et autres spécialités sont ensuite vendus aux marchés de Morges, d’Yverdon-les-Bains et de Lausanne ainsi que sur leur site internet. Et la clientèle est preneuse. Dans un futur proche, la famille projette d’abattre sur sa ferme trois ou quatre bêtes par mois pour satisfaire la demande. «Cette pratique nous permet de maîtriser le travail de A à Z. C’est une vraie valorisation de notre métier», conclut Jean-Marc Rüfenacht.

+ d’infos www.farm-fresh.ch

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): François Wavre/ Lundi13

Questions à...

Milena Burri, collaboratrice scientifique au FiBL

Quelles sont les principales motivations des agriculteurs qui se lancent dans l’abattage à la ferme?
La première concerne le bien-être animal. Cette approche permet d’éviter le stress lié au transport, à la séparation du troupeau, au mélange avec des congénères inconnus. L’autre raison est la qualité de la viande. La plupart des clients apprécient le fait que les animaux aient été abattus à la ferme et les éleveurs disposent d’un argument marketing supplémentaire.

Cette pratique concerne surtout les élevages bios. Les paysans qui travaillent en conventionnel s’y intéressent-ils aussi?
Oui, on dénombre également certaines exploitations IP-Suisse ou vache mère. Précisons qu’il s’agit d’agriculteurs pratiquant la vente directe, car l’abattage à la ferme est plus cher qu’à l’abattoir et le commerce de détail n’accepte normalement pas encore cette viande.

Le FiBL mène une étude sur le niveau de stress des animaux tués à la ferme par rapport à ceux des abattoirs. Quels sont les premiers résultats?
L’une de nos dernières recherches comparait la mise à mort de deux groupes d’animaux issus de la même exploitation: les premiers ont été tués à l’abattoir, les seconds à la ferme. Les taux de cortisol dans le sang, l’hormone du stress, étaient en moyenne vingt fois plus élevés chez les bêtes du premier groupe.