Décryptage
Le marché des boissons sans alcool en pleine effervescence

Bières, cocktails et mousseux: l’offre en breuvages non alcoolisés ne cesse de croître. Cette tendance, mise en lumière en janvier lors du mois d’abstinence baptisé «Dry January», s’est même renforcée en 2020.

Le marché des boissons sans alcool en pleine effervescence

Dans l’énorme cuve, un savant mélange de céréales macère lentement, sous l’œil attentif du maître brasseur. Une odeur de malt chaud s’en échappe lorsqu’il l’ouvre pour le goûter. Dans un mois, ce liquide se sera transformé en bière, révélant toutes ses saveurs. C’est alors seulement que le brasseur saura si ce brassin sans alcool, le dixième qu’a testé la brasserie Docteur Gab’s en 2020, sera digne de rejoindre la gamme de la marque. «Créer une bière sans alcool de caractère est complexe, commente Reto Engler, cofondateur de Docteur Gab’s. Cela prend du temps, mais on se doit d’en proposer une à nos clients, la demande pour ces produits ne faisant que croître.»

Plus 10% en un an
L’an dernier, la brasserie de Puidoux (VD) a peaufiné sa recette pour parvenir à proposer une mousse parfumée et équilibrée à déguster sans s’enivrer. Elle a choisi de jouer sur la liste des ingrédients qui la composent pour y parvenir. «Les différents procédés utilisés pour créer ces bières sont coûteux, explique Reto Engler (voir l’encadré ci-contre). Toutes les brasseries ne peuvent pas en concevoir.» Elles sont toutefois de plus en plus nombreuses à se lancer sur ce marché dominé par les grandes brasseries. «Ces dernières en proposent parce qu’elles bénéficient d’infrastructures, de moyens et de connaissances pour y parvenir facilement, constate Christoph Lienert, directeur de l’Association suisse des brasseries. Pour les petites structures, c’est plus compliqué, mais elles commencent à s’y mettre.»

Le marché, encore de niche, est en effet prometteur. L’an dernier, les ventes de bières traditionnelles ont diminué, notamment à la suite d’annulations de festivals à cause de la pandémie (affichant un recul de 2,2% par rapport à 2019), alors que celles de leurs variantes sans alcool ont bondi. «Leur consommation est en constante augmentation depuis dix ans, mais elle s’est accélérée en 2020, se réjouit Christoph Lienert. Les bières sans alcool ont affiché une croissance de 10,3% l’an dernier, pour s’établir à 4,2% de parts de marché.»

Une consommation responsable
De nombreuses brasseries s’appuient sur ces chiffres pour élargir leur gamme. «Il est important de créer un produit qui corresponde au mode de vie actuelle, prônant la bonne santé», estime Christine Roth, responsable du marketing de Doppelleu Boxer, qui en dispose dans son assortiment. «Il y a eu une prise de conscience chez les consommateurs ces dernières années, reconnaît Reto Engler. Ils veulent être responsables de leur consommation d’alcool, mieux la maîtriser, en buvant des boissons plus légères et si possible locales. C’est un superdéfi pour les brasseurs.»

Redevenues à la mode, les bières allégées ne sont pas récentes pour autant. Notre pays a même été pionnier en la matière: en 1908 déjà, la brasserie Haldengut de Winterthour en proposait une, la Perplex. L’offre s’est ensuite étoffée dans les années 1960, rappelle l’Association suisse des brasseries, puis s’est étiolée avant de revenir à la mode au début des années 2000.

Mousseux de la partie
Cette tendance de fond s’applique également à d’autres boissons: dans les bars, les mocktails — mélanges de jus de fruits et de sirops — sont aujourd’hui presque aussi populaires que les cocktails. Des vins français et espagnols sans alcool ont aussi  fait leur apparition dans les magasins spécialisés, intrigant même les vignerons suisses (voir l’encadré ci-contre). Pionnière dans ce domaine, la Maison Mauler, à Môtiers (NE), a lancé le Cadet Mauler il y a plusieurs années, un mousseux sans alcool. «Sa progression a été lente, mais, depuis environ deux ans, les ventes ont effectivement explosé en Suisse, commente Amélie Mauler, vice-directrice marketing de la marque. Ne pas consommer d’alcool est mieux accepté dans notre société. C’est même tout à fait normal chez les Millennials.»

Que ce soit pour des raisons de santé — ces breuvages sans alcool sont moins calorifiques  —, par conviction ou par effet de mode, l’avenir de ces boissons est prometteur, estiment les professionnels. «Cette nouvelle clientèle est à la recherche d’alternatives originales et festives pour éviter de devoir se contenter d’un banal jus d’orange ou d’une boisson destinée aux enfants lorsqu’elle veut trinquer avec des amis», conclut Amélie Mauler.

+ D’infos www.biere.swiss; www.mauler.ch; www.docteurgabs.ch; www.dryjanuary.ch

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): François Wavre/Lundi13

Objectif zéro alcool

Pour enlever l’alcool des bières – ou n’en conserver que 0,5% maximum, soit le seuil de tolérance fixé dans la loi sur les boissons alcoolisées –, il existe de nombreux procédés. «L’un des plus courants consiste à stopper la fermentation. Pour cela, la levure est retirée du moût dès que la teneur en alcool atteint 0,5%. On peut aussi utiliser une levure particulière qui ne transforme pas le maltose, si bien que la fermentation s’arrête d’elle-même dès que les autres sucres ont été transformés», détaille Christoph Lienert, de l’Association suisse des brasseurs. L’autre technique est de retirer l’alcool de la bière une fois terminée, en procédant à une distillation sous vide thermique, ou en la filtrant. «Dans le cadre de la filtration, la bière passe à travers une membrane spéciale ne retenant quasiment que l’alcool», indique Christoph Lienert.

Questions à...

Hélène Noirjean, directrice de la Fédération suisse des vignerons

Est-ce que la tendance du non alcoolisé concerne également le vin?
Pas réellement. La définition même du «vin» de l’Organisation internationale de la vigne et du vin précise que c’est une boisson résultant de la fermentation alcoolique complète ou partielle du raisin. Cela signifie que le titre alcoométrique (ndlr: soit le nombre de litres d’éthanol contenus dans 100 litres de vin) ne peut pas être inférieur à 8,5% du volume. Le vin sans alcool ne pourrait donc plus être appelé «vin», ce serait un produit dénaturé.

Des viticulteurs suisses se sont-ils penchés sur la question?
Des essais ont été menés, mais ils n’ont pas été concluants au niveau du goût. Nous n’avons malheureusement pas le même potentiel que la bière. Le taux d’alcool dans les vins peut toutefois varier, compte tenu des conditions climatiques, du terroir, des cépages ou de traditions propres à certains vignobles, par exemple. Des réflexions sont aussi en cours afin de proposer des alternatives permettant à la viticulture suisse de se positionner sur d’autres segments du marché en proposant d’autres boissons à base de raisin.