Reportage
Le mariage de la bière et du vin mérite patience

Dans le Chablais vaudois, Julien Bretheau s’est spécialisé dans les bières acides, déclinées sur des modes surprenants et locaux. Leur assemblage et leur lent mûrissement tiennent du travail d’alchimiste.

Le mariage de la bière et du vin mérite patience
Les barriques alignées et l’imposant foudre qui trône au fond de l’entrepôt situé dans la zone industrielle d’Aigle (VD) annoncent la couleur: chez «À Tue-tête», on n’est pas dans une brasserie typique. D’ailleurs, Julien Bretheau ne se considère pas comme un brasseur. «Je ne sais pas faire une bière rapide, comme une IPA, sourit le Chablaisien. Mon travail ressemble davantage à celui d’un encaveur.» Son fief aiglon, il le décrit comme «un chai de mûrissement et d’assemblage». Une approche presque alchimique, qui consiste à entremêler des bières acides à différents stades de maturité et à les laisser se transformer patiemment dans des fûts de chêne. L’artisan y ajoute des saveurs étonnantes de betterave, de prune ou encore de piment habanero, tous issus du terroir régional. En ce moment, des concombres macèrent dans une autre mousse. Toutes ont en commun cette petite acidité propre aux sour (lire l’encadré).Mais pour Julien Bretheau, l’heure de la vendange a une saveur un peu particulière. Les créations faisant intervenir des produits de la viticulture occupent une bonne place dans son assortiment. En ce mercredi après-midi, c’est une bière sur marc de pinot qui entame son long séjour dans une amphore en grès de 1200 litres: elle y restera près d’une année avant d’être mise en bouteille.

Tanins et arômes
Les résidus issus du pressage, provenant du Domaine Christinat à Ollon (VD), sont déversés en premier dans le récipient. La bière est ensuite transvasée depuis deux barriques distinctes. «J’assemble une bière qui a déjà une certaine maturité – une saison au minimum – et une autre qui n’a que deux ou trois mois. La plus vieille amène de la complexité, alors que la plus jeune va donner du peps.» Quant au marc, il apportera ses tanins et des arômes subtils de raisins secs. Chez l’artisan, la fermentation est une passion. «Je m’y suis mis alors que je vivais au Québec. J’ai commencé à fermenter toutes sortes de choses, comme différents légumes.» La bière a suivi naturellement et avec elle, la découverte des sour. «C’est un style typiquement bruxellois, mais ils ont cette capacité, en Amérique du Nord, à revisiter toutes les traditions brassicoles.» Une envie de découverte que l’artisan a ramenée dans ses valises à son retour en Suisse. «Je connais la saisonnalité des fruits et des légumes: lorsque j’étais étudiant, j’ai travaillé pendant dix ans chez un primeur en gros. J’avais envie de mettre en avant le travail des viticulteurs et des arboriculteurs de la région. D’où l’idée de faire des tests avec différentes macérations.» Rapidement après la création de À Tue-tête, il décide de renoncer à l’étape du brassage pour accorder davantage de soin à la fermentation et au mûrissement. «Je fais préparer mon moût – une bière houblonnée mais non fermentée – selon ma recette, chez WhiteFrontier, à Martigny (VS).»

Vendues jusqu’en Asie
À cette matière première, Julien ajoute des levures de fermentation haute (par opposition aux souches de fermentation basse utilisées dans les lagers) puis des levures sauvages et enfin des bactéries qui vont acidifier la bière. Il faut plusieurs mois en fût pour que ce piquant si caractéristique se développe.
La patience est donc de mise. Il en a aussi fallu pour convaincre le très traditionnel terroir vigneron valdo-valaisan de l’intérêt de ces breuvages. «Les premières années, quand j’allais voir les viticulteurs pour leur acheter du raisin, ils refusaient de m’en vendre. Pour eux, c’était du gaspillage», s’amuse Julien Bretheau. Mais la passion l’a emporté et le natif de Roche a réussi à s’imposer un peu partout dans le monde. On peut aujourd’hui déguster les étonnantes créations d’À Tue-tête en Belgique, en Italie, en Chine ou au Japon.+ d’infos atuetete.ccvshop.ch

Texte(s): David Genillard
Photo(s): Mathieu Rod

La sour beer, acide et sauvage

Si les sour («acides» en anglais) avaient leur capitale, elle se trouverait sans nul doute à Bruxelles. Connus depuis le XVe siècle dans la région, les lambics, brassés exclusivement dans la vallée de la Senne, ont donné leurs lettres de noblesse aux bières sauvages. La ville belge n’a toutefois pas l’apanage du style. En Flandres, les oud bruin, les «vieilles brunes», maturées en fût de chêne ou dans des cuves de cuivre, sont reines. Et dans la région de Goslar, dans le nord de l’Allemagne, on déguste depuis le XIVe siècle des gose, acidulées et légèrement salées. Les traditions sont diverses, mais le principe reste le même: toutes ont en commun le recours à des levures sauvages ou des bactéries qui vont «infecter» le moût, ajoutées par le brasseur ou simplement en suspension dans l’air, lui conférant au moment de la fermentation son acidité caractéristique.

Le producteur

Julien Bretheau a fondé À Tue-tête en 2017. Si, dans le milieu, on décrit l’entreprise aiglonne (VD) comme une brasserie, son créateur parle plus volontiers de «chai de mûrissement et d’assemblage». Car le moût est brassé chez des collègues de Martigny. Reste que l’étape de la fermentation est cruciale. C’est d’ailleurs ce qui a poussé le Chablaisien, ancien paysagiste- horticulteur, à y mettre toute son énergie. Sa Surette, un assemblage de sour mûries en barrique, sert de base à toutes sortes d’expériences saisonnières: macération de raisin, de betterave, de prune, de noyaux d’abricots… «Mon objectif est de refléter et promouvoir le terroir romand, de tisser un lien entre le monde brassicole et le savoir-faire des arboriculteurs et viticulteurs de la région.»