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Les chênes du Plateau mettent deux ans à se muer en fûts d’exception

Une tonnellerie façonnant uniquement du bois suisse vient d’être créée à Valeyres-sous-Rances (VD). Un millier de barriques en sortiront chaque année, afin de bonifier les crus locaux dans le respect de la tradition.

Les chênes du Plateau mettent deux ans à se muer en fûts d’exception

Ses coups de marteau résonnent bien au-delà de la cour du Manoir de Valeyres-sous-Rances (VD). Aussi précis qu’un métronome, Rémi Merlier frappe, ce matin-là, les lanières d’acier qui enserreront la barrique qu’il confectionne pour le compte de la famille Sother. L’artisan, ancien Compagnon du Devoir, a été recruté en France, pays de référence dans le domaine de la tonnellerie. «J’ignorais tout de ce métier, confie le jeune homme, qui prévoit de façonner un millier de fûts par an. J’aime travailler dans le respect de la matière, entièrement à la main avec des outils imaginés il y a des siècles de cela.»

Il a apporté un savoir-faire spécifique, qui avait presque disparu du pays. Réaliser un fût, d’apparence rustique, représente en effet un véritable petit prodige technique. Aucune colle ni aucun clou ne sont employés pour assembler les éléments de ces contenants étanches, qui ont été inventés par les Gaulois (lire l’encadré). Seule une autre tonnellerie, celle de Franz Hüsler à Saint-Légier (VD), perpétue cette tradition en Suisse romande. «La plupart des viticulteurs achètent leurs tonneaux en France, note Maxime Sother, à la tête du domaine du Manoir ainsi que de celui du Château de Malessert à Perroy. Nous voulons leur proposer des barriques en chêne d’ici, dont on maîtrise la fabrication du début à la fin.»

Un bois recherché

Cela fait plus de deux ans que le projet a été lancé avec Pierre-Olivier Dion-Labrie, directeur technique de l’entreprise viticole, également œnologue. Il a parcouru le plateau pour acheter les grumes, issues des forêts entourant Payerne, Pomy (VD), ou encore de Rheinfelden (AG). «De novembre à janvier, on assiste aux ventes aux enchères dans les plus belles chênaies du pays, où l’on trouve des bois de haute qualité et très aromatiques, détaille-t-il. Au début, on nous prenait pour des rigolos, il a fallu jouer des coudes, car cette essence est recherchée notamment dans le milieu du luxe. Aujourd’hui, on en acquiert 500 m3 par an.» Fendues et non sciées afin de garantir l’étanchéité des futurs fûts, les grumes sont ensuite taillées en merrains. Ces petites planches passeront deux ans à sécher à l’air libre, le bois développant ses arômes au fil des saisons. Les précipitations les délestent aussi d’une partie de leurs tanins indésirables.

Travail en force

Les merrains sont ensuite affinés pour devenir des douelles. «J’en utilise de 28 à 30 pour former un tonneau, explique Rémi Merlier, qui les découpe avec un angle
précis afin de les imbriquer parfaitement.
Le bois est chauffé, ce qui me permet de le courber pour qu’il prenne sa forme définitive.» Puis l’artisan sertit le tonneau avec six cerceaux en acier, avant de le chauffer de nouveau. C’est l’étape clé de tout bon tonnelier, qui forgera l’identité des crus. «On choisit à quel point l’intérieur du fût sera toasté, ajoute Maxime Sother. Les arômes seront plus ou moins marqués en fonction de l’action du feu sur les douelles et des désirs des œnologues, qui cherchent peut-être pour leurs vins des notes de vanille ou, plus corsées, de café.» Les pinots ou les merlots que l’on y placera se chargeront de gonfler le bois de façon à assurer l’étanchéité du fût, en favorisant également l’oxygénation du contenu.

Le viticulteur vaudois prévoit de faire des essais avec ses propres barriques cet automne déjà, dans le nouvel espace qu’il crée à Perroy. «On y installera une centaine de tonneaux avec divers degrés de chauffe, poursuit-il. On pourra ainsi savoir ce qui nous convient et ce qui peut séduire les autres vignerons qui souhaiteraient acquérir nos fûts (ndlr: une pièce coûtant environ 1000 francs). À terme, ils pourront demander à ce que l’on façonne les chênes de leur forêt, de manière à mettre en valeur leur patrimoine.» Après trois à quatre ans, les barriques seront changées, et les anciennes serviront par exemple à élever des spiritueux, comme cela se fait à l’étranger.

Constant sujet d’étude

La création de cette nouvelle tonnellerie ravit la Haute école de viticulture et œnologie de Changins (VD), qui a étudié les effets du chêne sur les vins ces dernières décennies, notamment du point de vue chimique. Entre 2001 et 2005, elle a aussi lancé le projet «Grands crus suisses: élevage des vins du terroir en fûts de chêne indigène». «Depuis plusieurs années, les chercheurs tentent d’optimiser le processus, en prenant en considération non seulement les barriques, mais aussi les conditions du chai, souligne Liming Zeng, professeure en technologie de cave à Changins. Si nos financements futurs le permettent, le sujet pourrait être approfondi, car il nous intéresse beaucoup.»

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): François Wavre/Lundi 13

Un savoir-faire millénaire

L’histoire de la tonnellerie remonte à plus de deux mille ans et a vu le jour en France. Les Gaulois ont inventé ce contenant, plus pratique et moins fragile que les amphores et les jarres à l’époque romaine, notamment lors du transport. Le tonneau en bois a rapidement supplanté les contenants en terre cuite, en partie parce qu’il est bien plus léger qu’eux, détaille La revue du vin de France. On n’hésitait pas, à l’époque, à façonner les barriques avec des résineux comme le mélèze, l’épicéa, ou le sapin, c’est-à-dire des arbres poussant non loin des ateliers d’alors. Ces essences avaient l’avantage d’être légères, faciles à fendre et à assembler, même si le chêne s’est révélé être celui qui se plie le plus volontiers à cette technique. La saveur qu’elles pouvaient conférer au vin n’entraînait aucune gêne puisque l’intérieur des barriques était enduit de poix et le vin additionné de plâtre, de miel, d’eau de mer ou d’herbes diverses, conclut la revue spécialisée.