Œnologie
Les effervescents suisses font recette

À Cartigny (GE) et à Mathod (VD), Xavier Chevallay et Daniel Marendaz sont de plus en plus sollicités pour transformer le vin clair de leurs collègues en mousseux capables de rivaliser avec les meilleurs. Reportage en caves.

Les effervescents suisses font recette

Les chiffres sont éloquents: alors que la consommation de vins suisses a diminué de 2,8% entre 2013 et 2014, celle des mousseux à croix blanche, elle, a grimpé de 5,2%, pour atteindre environ 18 millions de litres, soit 24 millions de bouteilles. Les bulles font recette, et les vignerons-encaveurs sont de plus en plus nombreux à leur faire une place dans leur gamme de produits.
Rares, en revanche, sont ceux qui en ont fait leur créneau. Il faut dire que la méthode traditionnelle de prise de mousse (dite «méthode champenoise»), la plus apte à obtenir un vin effervescent de qualité,
demande un savoir-faire, des techniques et une expérience sans grand rapport avec la vinification classique – sans parler des infrastructures nécessaires. Autant de raisons qui font qu’en règle générale, cette seconde fermentation en bouteille est sous-traitée à une cave spécialisée. En Suisse romande, le marché se partage entre un très petit nombre de vinificateurs.
À Cartigny, dans la campagne genevoise, Xavier Chevallay transforme entre 100 000 et 120 000 flacons d’environ 80 cuvées différentes en vin mousseux, dans un ancien entrepôt à patates; à Mathod, dans les Côtes-de-l’Orbe, Daniel Marendaz fait mousser 60 000 à 70 000 bouteilles par an, en plus des 5000 cols issus de son propre domaine de 9 hectares.

Conditions draconiennes
Tous deux se connaissent bien et ont commencé leur activité au début des années 1990. Le Genevois, œnologue diplômé, a élaboré durant cinq ans le brut maison de la défunte entreprise Belmont Champagnisation, avant de lancer son propre laboratoire d’œnologie. Quant à l’autodidacte Daniel Marendaz, agriculteur ayant cédé à sa passion de la vigne, il a d’abord développé sa propre ligne de mousseux issus de son domaine, la Cave de la Combe, avant de proposer ses services aux autres, dans le but de financer ainsi ses installations. Aujourd’hui, c’est à eux que les vignerons amènent leur cuvée de vin clair destiné à la prise de mousse. Pour un tarif d’environ 5 à 6 francs par col, ils rendent à leurs clients, quelques mois plus tard, des bouteilles de mousseux bouchées et étiquetées, garnies de leur muselet et de leur coiffe.
En trois décennies, ils ont vu les objectifs de leur clientèle évoluer radicalement: «Au départ, on avait tendance à vouloir nous refiler la cuve dont on ne sait que faire», se souvient Xavier Chevallay. «Beaucoup pensaient, et certains le pensent encore, qu’un vin tranquille médiocre fera une bonne bulle, renchérit Daniel Marendaz. En réalité, la bulle amplifie tout, les défauts comme les qualités.»
Le malentendu a pour origine l’acidité élevée que le raisin doit avoir à la récolte pour produire un bon mousseux; un pH de 3,2 constitue un plafond à ne pas dépasser – synonyme, sous nos latitudes, de vendange précoce. C’est une des premières conditions que les deux vinificateurs expliquent à leurs clients néophytes. La première d’une longue liste: en vrac, un taux de sucre modeste (80° Oechslé au maximum) pour éviter des vins trop riches en alcool au terme de leur double fermentation; un pressurage très précautionneux pour ne toucher ni aux peaux (riches en acides gras s’opposant à l’élaboration du gaz carbonique) ni aux pépins (pleins de potassium faisant baisser l’acidité recherchée du moût); un vin limpide, dépourvu de particules ou de gravelle (sans quoi l’effet «Coca-Mentos» est garanti à l’ouverture…).
Aujourd’hui, la plupart de leurs clients jouent le jeu avec enthousiasme, conscients qu’un bon mousseux est à ce prix. «En 20 ans, ça a beaucoup évolué, constate Xavier Chevallay. Certains visent des produits très élaborés et y mettent de la recherche, du temps et beaucoup d’attention.» Sélection de cépages adéquats, pressurage champenois en trois passages (seul le «cœur de cuvée» étant conservé), temps d’élevage sur lies prolongé à deux ans, trente-six mois, voire plus: les vignerons ne dosent pas leurs efforts et font parfois le voyage en Champagne pour aller chercher les informations in situ.

Promotion à améliorer
Bref, les mousseux suisses s’améliorent d’année en année, et se font de plus en plus remarquer dans les concours et les dégustations. «Ils peuvent rivaliser avec les 9/10 de la production champenoise, à l’exception peut-être des plus grands», juge Raymond Paccot, du Domaine de la Colombe, à Féchy (VD), qui laisse dormir ses bouteilles d’assemblage Apex quatre ans chez Daniel Marendaz. «La force des effervescents suisses, c’est une maturation plus poussée que dans d’autres pays, des vins plus riches, un peu hors normes», évalue Xavier Chevallay.
Pourtant, à de rares exceptions près, la bulle reste pour la plupart des vignerons-encaveurs suisses le bonus qu’on propose aux clients venus acheter à la cave… ou qu’on réserve à ses amis ou à la consommation privée. «On ne pousse pas la vente»,
résume Raymond Paccot. Une situation que Daniel Marendaz regrette: «Il faut apprendre à vendre nos mousseux, changer notre approche, miser sur le positionnement!» Le spécialiste aimerait créer une charte qualitative pour les meilleurs «méthode traditionnelle», avec un nom générique susceptible d’en assurer la notoriété, comme «crémant» pour l’Alsace ou la Bourgogne. Une démarche que son ami Raymond Paccot considère avec un intérêt hésitant: «On vendrait beaucoup plus avec une promotion efficace, c’est clair. Mais notre position forte, notre image la plus représentative, y compris à l’étranger, reste le chasselas. Et en améliorer la promotion demande également de gros efforts.»
Alors, chasselas contre mousseux? Certains vignerons n’hésitent pas à réconcilier les deux dans le même flacon. L’idée n’est pas forcément à suivre: «Cela donne souvent un mousseux anonyme, à la bulle un peu grossière», estime Daniel Marendaz. «Le chasselas n’est bon que lorsqu’il exprime un terroir, un lieu. Et il manque trop d’acidité pour donner une belle bulle», renchérit le Vaudois Raoul Cruchon, qui produit un bel assemblage effervescent à Échichens (voir encadré).
Reste que le chasselas et les mousseux souffrent d’un mal similaire: une image faiblarde en dépit de qualités indéniables. Soigner l’une au détriment de l’autre serait certainement peu inspiré.

+ d’infos www.xcoeno.ch, www.cave-combe.ch

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): éric bernier/ blaise guignard

Bon à savoir

Il fait son mousseux (presque) tout seul
Pendant près de trente ans, le domaine Henri Cruchon & Fils a fait du mousseux en en confiant la vinification à Xavier Chevallay. «Et puis, un jour, j’ai décidé m’y essayer, explique Raoul Cruchon. On a sélectionné des parcelles de cépages qui s’y prêtent, modifié nos objectifs de production et acheté un pressoir champenois.
On fait la prise de mousse chez nous, et on laisse reposer les bouteilles entre 3 et 4 ans. Seul le dégorgement est sous-traité à Daniel Marendaz.» L’investissement avoisine les 100 000 francs, installation du pressoir comprise. «C’est beaucoup, pour 5000 à 6000 bouteilles par an, mais on utilise aussi ce pressoir, à programmes personnalisables, pour affiner le pressurage d’autres vins, en fonction du millésime et du style recherché.»
+ d’infos www.henricruchon.com

en chiffres

Un marché qui mousse
-Vins mousseux suisses produits en méthode traditionnelle 1,6 à 1,9 million de bouteilles par an.
-Vins mousseux suisses, toutes catégories confondues 3,5 mios bt./an.
-Importations de Champagne 5,55 mios bt./an.
-Consommation totale de vins mousseux  24 mios bt./an.