Point fort
Les indemnisations soignent les pertes, moins le moral

Les paysans montent leur bétail sur l’alpage en redoutant les grands prédateurs. Ceux qui ont vécu des pertes saluent le système de dédommagement, bien qu’il minimise, selon eux, l’impact psychologique engendré.

Les indemnisations soignent les pertes, moins le moral

Les troupeaux de moutons et de vaches rejoignent les uns après les autres les alpages romands. Cet événement, qui avait autrefois tout d’une fête, est devenu aujourd’hui anxiogène pour de nombreux éleveurs. Beaucoup craignent en effet que leur bétail ne soit attaqué par de grands prédateurs comme le loup, le lynx, l’ours, voire le chacal doré.

En juillet 2020, le Valaisan Daniel Lattion a dû y faire face. Ce mois-là, 28 de ses 220 ovins ont été tués sur l’alpage de Valsorey, perché à 2600 mètres d’altitude sur les hauts de Bourg-Saint-Pierre (VS). Auxquels s’ajoute une vingtaine de bêtes ayant fui le loup. «C’était un massacre, se souvient-il. On a immédiatement appelé deux gardes-faune, comme le veut la procédure. Ils ont fait le recensement des moutons avec nous et ont abattu ceux qui étaient trop blessés pour être soignés. Le reste de l’été, nous nous sommes relayés sur cet alpage non protégeable afin de surveiller les bêtes et d’éviter de nouvelles pertes. C’était éreintant.»

Les attaques ont été attribuées au grand canidé qui sillonnait la région à cette époque, Daniel Lattion a donc été indemnisé pour ses pertes, après avoir toutefois passé de nombreuses heures à remplir des documents, épaulé par le personnel de l’État rompu à l’exercice. «Le système de dédommagement fonctionne bien, mais il faut donner beaucoup de détails sur les bêtes concernées, comme leur âge, si elles avaient des petits ou étaient allaitantes. Cela prend du temps, reconnaît l’éleveur. Finalement, on a reçu une compensation dans les trois à six mois qui ont suivi les attaques.»

Si la perte financière liée aux assauts du grand prédateur a pu être atténuée par la Confédération – qui paie 80% des dégâts – et par le Canton qui prend à sa charge les 20% restants, elle a engendré une reconversion complète du domaine de la famille Lattion, à Liddes (VS). «On a modifié notre exploitation afin d’élever des vaches allaitantes à la place des moutons, relève-t-il. C’est un crève-cœur de penser que l’on ne montera plus sur cet alpage, mais il fallait faire un choix. C’était impossible de surveiller notre troupeau jour et nuit.»

Bénévoles bienvenus
À l’époque, l’association OPPAL, qui protège bénévolement des alpages, n’existait pas. Elle joue désormais un rôle prépondérant, notamment sur les crêtes du Jura vaudois. «Cette présence l’été dernier a évité de nouvelles pertes, comme celles du 1er août 2021 et de juin 2022, salue Pierre-Frédéric Burnier, président de l’association d’alpage de Bière (VD). Ces années-là, trois génisses ont péri sur l’alpage de la Foirausaz, d’autres ont été blessées. Chaque fois, il a fallu bâcher la carcasse afin d’empêcher, notamment, que l’ADN du chien du berger ne compromette les analyses d’identification. Ce n’est qu’une fois le rapport du garde-faune rédigé que l’on peut amener les animaux en plaine pour les soigner ou se débarrasser des carcasses.»

Les factures de soins vétérinaires ont ensuite été envoyées au Canton, ainsi que les papiers d’ascendance des animaux et leur numéro de la banque de données sur le trafic des animaux (BDTA), afin de pouvoir bénéficier d’un dédommagement à la hauteur de la valeur réelle de la bête. «On ne peut pas tricher sur ce point, tous nos animaux étant enregistrés sur Agate (ndlr: le guichet en ligne de l’agriculture), souligne l’éleveur neuchâtelois Joël Benoit, qui a perdu quatre moutons sous les crocs d’un loup dans la vallée de la Sagne l’an dernier. On a reçu les indemnisations en deux semaines, mais elles ne prennent pas en compte les effets collatéraux de ces attaques, comme le fait qu’on a dû rentrer nos bêtes tous les soirs pendant quinze jours pour tenter de les calmer, en se mettant à douze pour les déplacer tant elles étaient paniquées. On a aussi dû abattre le bouc, qui était devenu méchant. Cette perte n’a pas été compensée.»

Montant fixé par les herd-books
Seule la valeur réelle des chèvres, moutons et bovins est prise en compte. Selon Vache Mère Suisse, un jeune bovin peut valoir entre 1900 et 3700 francs. La Fédération suisse d’élevage caprin estime, quant à elle, le coût d’un cabri, d’une chèvre ou d’un bouc entre 300 et 3000 francs. Parfois, les cantons se montrent plus généreux que ce qu’impose la loi. En Valais, une aide financière extraordinaire a été versée en 2022 aux éleveurs concernés en plus des indemnisations, allant de 100 à 300 francs par animal tué. «Dans le canton de Vaud, il existe aussi un forfait pour dédommager les éleveurs pour les heures de travail supplémentaires, poursuit Pierre-Frédéric Burnier. C’est très correct, même si cela ne prend pas en compte l’aspect psychologique de telles attaques.»

L’État de Vaud s’engage à verser systématiquement, dans un délai d’un à deux mois, un forfait de base de 600 francs par attaque, pour compenser les «frais de traitement du sinistre», comme les heures passées à chercher les bêtes blessées et à les soigner, ce qui n’est pas le cas dans tous les cantons romands. En tout, en 2023, les autorités vaudoises ont déboursé 163’964 francs d’indemnisation pour des dommages causés par le loup (dont 117’488 francs payés par la Confédération). En Valais, l’un des cantons les plus impactés par cet animal, le montant d’ensemble des dédommagements s’est quant à lui élevé à 210’000francs.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Sedrik Nemeth

Une loi précise

Seuls les dégâts causés par le gibier à la forêt, aux cultures agricoles et aux animaux de rente sont indemnisés, rappelle l’Office fédéral de l’environnement. La loi permet de compenser les dommages dus aux espèces protégées comme le lynx et le loup, l’ours, le castor, le chacal doré, la loutre et l’aigle. À noter que les exploitations horticoles, les vergers ou les pépinières ne sont pas dédommagés si les détériorations sont inférieures à 100 francs ou si elles sont l’œuvre «d’animaux contre lesquels des mesures de défense personnelle sont autorisées», comme les renards.

11% des proies du loup sont des moutons

La fondation KORA, chargée du suivi des grands prédateurs, vient de dévoiler le régime alimentaire des loups. Entre 2017 et 2022, les scientifiques ont ramassé les crottes de Canis lupus dans l’ensemble du pays – qui compte 35 meutes, dont 13 en Valais – afin d’en étudier la composition. L’analyse de l’ADN de 350 échantillons collectés révèle qu’en Suisse, 83% des proies consommées par le grand canidé sont des animaux sauvages et 17% des animaux de rente, dont 11% des moutons et 5,6% des bovins. Ils ont remarqué que les variations saisonnières influent sur les préférences alimentaires du loup. En été, pendant la période d’estivage, la part des animaux de rente dans son menu augmente. La différence de moutons consommés entre l’été (14,6%) et l’hiver (8,7%) atteint presque 6%, soulignent les chercheurs, qui publieront un article scientifique complet sur le sujet en 2025.