«Les journaux agricoles ont connecté les gens de la campagne au monde»

Depuis vingt ans, les Archives rurales retracent les contours de l’agriculture suisse d’autrefois. Qu’en était-il en 1898, lorsqu’est né Le Sillon romand, ancêtre de Terre&Nature? Entretien avec le directeur Peter Moser.
12 janvier 2023 Propos recueillis par Céline Duruz
Pierre-Yves Massot

De chamboulements en avancées techniques, la vie dans les campagnes a de tout temps été mouvementée et n’a cessé d’évoluer, particulièrement dès le XVIIIe siècle. Quelle était la situation générale il y a 125 ans, à la naissance du Sillon romand?
Elle variait beaucoup selon les régions. De grands changements ont eu lieu entre 1700 et 1850. L’agriculture a alors connu des progrès fondamentaux, certains n’hésitant pas à qualifier cette période de «révolution agricole», même si les améliorations se sont faites sur le long terme. Des agronomes suisses à l’image de Johann Rudolf Tschiffeli ou Jakob Gujer ont propagé de nouvelles idées, telles que la privatisation des biens communaux jusqu’alors exploités collectivement par le village, ou la culture de plantes inédites comme la pomme de terre et le trèfle, pouvant fixer l’azote de l’air dans le sol. Ils ont également encouragé les paysans à garder leur bétail dans des étables dans le but de récupérer l’engrais produit naturellement afin de fertiliser leurs surfaces arables.

Quelles ont été les conséquences de ces modifications de pratique?
Cela a eu comme effet d’augmenter les rendements des plantes céréalières, libérant de fait des parcelles pour les cultures fourragères. Les cheptels ont pu se développer et fournir à leur tour plus de lait et de viande, mais aussi davantage de fumier et de lisier. Pour la première fois, on a pu rendre au sol la matière organique prélevée par la croissance des végétaux. Mais en dépit de l’augmentation de la production agricole au XVIIIe siècle, la population a toutefois fait face à des disettes jusqu’au milieu du siècle suivant. Au XIXe siècle, entre 25 et 35% des Suisses travaillaient encore dans le secteur agricole. La culture des céréales panifiables jouait alors encore un rôle important dans les cantons de Vaud et de Genève. Dans le reste du pays, les paysans s’étaient déjà réorientés en nombre vers la production laitière, plus rentable. Le fromage était en grande partie exporté, tandis que les céréales panifiables étaient presque entièrement importées.

L’Union suisse des paysans (USP) a également été créée en ce temps-là. Pourquoi les agriculteurs de l’ensemble du pays ont-ils ressenti le besoin de s’unir à ce moment précisément?
Dès les années 1860 et 1870, ils ont commencé à créer leurs propres organisations locales et régionales. Celles-ci ont finalement décidé de se regrouper pour fonder l’USP, leur faîtière, en 1897. Les paysans ont en réalité mis en place la même structure que celles élaborées par les entrepreneurs et les ouvriers quelques années plus tôt. Par la suite, l’USP a défendu les intérêts de ses membres, tout en mettant en œuvre de nombreuses mesures édictées directement par les autorités. Comme la branche avait des préoccupations et des conceptions du développement parfois différentes de celles de la Confédération, il y a eu dès la création de l’USP des oppositions à sa politique, et ce au sein même de sa base.

La presse était encore peu présente en Suisse. Les premiers journaux avaient principalement une vocation politique et s’adressaient avant tout aux élites urbaines. Puis des médias agricoles tels que Le Sillon romand et le Schweizer Bauer, né en 1896, sont apparus. Quel était alors leur rôle?
Les revues exclusivement destinées aux paysans ont été publiées au milieu du XIXe siècle. Elles servaient souvent de moyen de communication interne, les organisations les utilisant afin d’informer leurs membres. On y abordait des questions de société, comme l’alcoolisme, ou des problèmes plus concrets rencontrés dans leurs pratiques. On y proposait toujours des solutions. Ces médias étaient particulièrement importants pour la transmission des connaissances dans l’ensemble du pays. Ils orientaient la population rurale sur les nouveaux outils mis sur le marché, sur l’offre et la demande ainsi que sur l’évolution des prix, aussi bien en Suisse qu’à l’étranger.

Ces publications traitaient toujours de la manière dont les agriculteurs géraient leurs exploitations et tentaient d’améliorer la culture des plantes et l’élevage des animaux. Les paysans utilisaient également la presse spécialisée afin de faire de la publicité pour leurs revendications, à l’image de la Moudonnoise Augusta Gillabert-Randin. Elle s’est servie des colonnes du Sillon romand dans le but de promouvoir l’introduction du droit de vote et d’éligibilité des femmes dès les années 1930, par exemple. Pendant les deux conflits mondiaux, ces journaux, à l’instar de leurs concurrents, se sont mis au service des autorités. Ils publiaient et expliquaient les règles et les instructions de l’économie de guerre que les citoyens devaient suivre.

Les paysans pouvaient déjà s’instruire dans les écoles d’agriculture, qui sont nées peu avant. Mais comment faisaient-ils pour rester au courant des dernières évolutions culturales par exemple, ou de l’usage des engrais, avant l’essor de la presse?
Cette population a toujours été très mobile. De nombreux agriculteurs partaient travailler loin de chez eux de manière saisonnière, ou allaient se former dans leur jeunesse dans des fermes à l’étranger. De retour à la maison, ils transmettaient oralement leur savoir et le mettaient en pratique sur leurs terres.

L’arrivée des bateaux à vapeur, dès 1823, puis du chemin de fer, en 1844, a notamment favorisé les importations de denrées alimentaires. De quelle façon ces progrès techniques étaient-ils perçus dans les campagnes?
On voyait en ces nouvelles technologies aussi bien une opportunité qu’une menace. Ces modes de transport modernes ont favorisé non seulement les importations, mais également les exportations de fromage et de bétail d’élevage. Le fromage, le cuir et la viande, très recherchés par les industries alimentaire et textile, ont commencé à s’échanger sur le plan international dès les années 1870.

Pensez-vous que cette presse spécialisée a été remplacée par les réseaux sociaux?
Non. Les réseaux sociaux ne supplantent pas les journaux, ils les transforment. Cela se voit d’ailleurs dans les publications agricoles aujourd’hui: les textes sont plus courts et les photos plus nombreuses et colorées.

Bio express

Historien, Peter Moser dirige les Archives de l’histoire rurale à Berne, les premières à être virtuelles en Suisse. Fondé en 2002, cet institut indépendant gère la conservation, la recherche et la transmission du savoir dans l’espace européen et s’est développé en un centre de l’historiographie de la société paysanne. Peter Moser fait aussi partie du conseil d’administration de l’organisation européenne dans ce domaine.

+ d’infos
www.histoirerurale.ch

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