L'hiver, le roi des Alpes préfère vivre loin des regards

Le début d’année constitue une période critique pour les gypaètes barbus, en pleine reproduction. Jadis chassée, l’espèce fait l’objet d’un travail de réintroduction acharné depuis plusieurs décennies.
25 janvier 2024 Camille Saladin
© Julia Wildi

Saas, tôt le matin. Le ciel est dégagé, le froid ankylose. L’attente dure depuis plus d’une heure. Jumelles en main, Julia Wildi, une jeune biologiste, scrute les falaises, observant régulièrement un nid caché dans une anfractuosité de la roche. Soudain, loin au-dessus des cimes, deux points minuscules apparaissent. À mesure que les gypaètes s’approchent, leurs contours se dessinent et l’on assiste à un ballet majestueux. Lentement, les oiseaux s’engouffrent dans la vallée, pour disparaître peu après, presque sans un battement d’ailes.

Si cette espèce de vautour est désormais emblématique du massif alpin, cela n’a pas toujours été le cas. Persécuté, ce charognard – dont l’aire de répartition va du Caucase à l’Himalaya en passant par l’Afrique du Sud – a été exterminé dans les Alpes au début du XXe siècle. Depuis 1986, sa réintroduction fait l’objet d’un travail opiniâtre. «En Suisse, les premières nidifications réussies ont eu lieu en 2007, à Derborence (VS) et dans les Grisons. Maintenant, la dynamique est positive avec une phase de croissance de la population», raconte Julia Wildi, coordinatrice régionale Suisse romande de la Fondation Pro Gypaète.

Des êtres fidèles

En Valais, dix couples se sont déjà installés avec succès. Les gypaètes barbus s’allient souvent pour la vie. Entre décembre et janvier, ils pondent un ou deux œufs qui écloront deux mois plus tard, entre fin février et début mars, au moment où le nombre de carcasses est le plus important – le froid et les avalanches assurant une suffisance de nourriture pour les oisillons, qui ne consomment que de la viande fraîche.

Dès la mi-juin, ceux-ci quittent le nid. Toutefois, ils ne pourront avoir des petits qu’à partir de l’âge de 8 ou 9 ans, en moyenne. «Ce sont des oiseaux qui vivent longtemps, jusqu’à une trentaine d’années, mais dont la reproduction met du temps. C’est pourquoi chacune d’entre elles compte», explique Julia Wildi.

Peu farouche et curieux, l’animal impressionne par son envergure (de 2,5 à 3 m). Il vient facilement survoler le randonneur à une dizaine de mètres, en particulier sur les crêtes et aux endroits qui possèdent de bons vents thermiques. «S’il s’approche, c’est qu’il a envie de voir ce qui se passe», fait savoir Julia Wildi.

Un suivi bien organisé

Créée en 1999, la Fondation Pro Gypaète est la seule organisation suisse habilitée au relâchement de l’espèce pour sa réintroduction sur le territoire helvétique. Elle s’occupe également du suivi des populations nicheuses. Julia Wildi est responsable de la coordination d’un réseau d’observateurs des rapaces des régions Valais-Vaud-Fribourg (Réseau Gypaète Suisse occidentale), soit une trentaine de membres actifs passionnés par l’oiseau.

Une observation qui coûte cher

En revanche, le rapace fait preuve d’une sensibilité accrue, surtout en période d’installation, de nidification et de nourrissage du petit. Un couple peut en effet passer plusieurs années à trouver un lieu où il se sent à l’aise avant d’y construire son habitat. Ce moment-là s’avère délicat; si les volatiles se sentent observés, ils ne s’établiront pas durablement. «Tout dérangement proche du nid, a fortiori dans les phases critiques, peut mener à un échec de nidification. À terme, et si cela se reproduit trop souvent, cela peut mettre l’espèce en péril», informe la biologiste.

Deux types de dérangements sont constatés: ceux involontaires et d’autres intentionnels. Les premiers concernent surtout les loisirs pratiqués à proximité des sites de nidification, comme le ski de randonnée ou l’escalade, qu’elle soit effectuée sur des parois rocheuses ou sur glace le long de cascades gelées en hiver. Dans ces cas-là, des solutions, comme interdire l’accès à certaines zones, peuvent souvent être mises en place. Les seconds sont surtout liés à l’observation des gypaètes au nid, notamment dans le cadre de la photographie animalière.

Impact du stress

Au cours d’une période déjà chargée où les volatiles doivent trouver quotidiennement de la nourriture pour l’oisillon dans des conditions hivernales très rudes, chaque stress supplémentaire a un grand impact. Cette présence répétée de l’homme peut alors les affaiblir considérablement. «Il faut accepter que pour l’image d’un jeune au nid, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Pour les oiseaux, ça peut faire la différence entre la réussite et l’échec d’une nidification» renseigne Julia Wildi.

Malgré tout, il n’est pas interdit de regarder ces charognards en hiver. Mais de loin. La distance recommandée est au minimum de 500 m par rapport au nid. Il existe cependant une grande disparité de sensibilité entre les gypaètes. «Pour certains, des observations même à plus de 1,5 km seront particulièrement mal vécues, comme pour le couple du fond de vallée à Derborence. D’autres tolèrent un peu mieux la présence humaine. C’est variable selon les individus», relève Julia Wildi. Les yeux rivés sur l’horizon, où les deux rapaces ont disparu, la biologiste attend. Surprise. À quelques mètres, un jeune individu frôle les pins, dans un vol silencieux et furtif. Elle sourit. La journée aura été fructueuse.

Série de dangers d’origine humaine

Certains éléments liés à l’activité humaine peuvent coûter la vie aux gypaètes. Notamment s’ils percutent des câbles (électriques, téléphérique, lignes haute tension) ou des éoliennes. En montagne, les hélicoptères représentent un danger réel, en témoigne le cas récent d’une collision au Chavalard, fatale à une femelle adulte. L’apport de viande de boucherie pour attirer les oiseaux et les voir de plus près peut également mettre en péril leur santé – en plus de les habituer à la compagnie de l’homme, ce qui n’est pas souhaitable. Durant la période de chasse, ces volatiles sont également susceptibles d’ingérer des fragments de munitions et de subir une intoxication au plomb. Cette problématique ne devrait bientôt plus être d’actualité en Valais, le Canton ayant récemment interdit les munitions au plomb, mais reste d’importance dans les pays limitrophes où le rapace circule.

+ d’infos www.gypaetebarbu.ch

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