L’ibis chauve vole à la conquête de nouveaux espaces
Au mois d’octobre, deux étranges volatiles créent l’événement chez les ornithologues romands. Ils s’appellent Alfredo et Akuma et ont de quoi surprendre: des pattes effilées, un plumage noir aux reflets violacés et un bec recourbé qui prolonge une tête dégarnie couleur rouge cramoisi. Ce sont des ibis chauves, deux représentants de ce qui est l’une des espèces les plus menacées du monde. Autant dire que les pérégrinations en Suisse d’une poignée de ces oiseaux durant l’été et l’automne ne passent pas inaperçues.
Coopération internationale
Malgré son aspect exotique, l’ibis chauve est une espèce indigène. Du moins, il l’était jusqu’à ce qu’il disparaisse totalement de notre pays au XVIIe siècle, victime du prélèvement des œufs et des jeunes au nid. Aujourd’hui encore, les effectifs chutent dans toute son aire de répartition, au point que l’espèce est désormais classée comme «gravement menacée d’extinction» sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature: il ne reste que deux colonies d’ibis chauves sauvages au Maroc, pour un total atteignant tout juste 150 couples.Deux projets voient le jour dans les années 2000 pour réintroduire cet oiseau en Europe. L’un, en Andalousie, repose sur une population semi-sédentaire dans la région de Jerez. L’autre est le fait d’une collaboration austro-allemande dont l’un des centres névralgiques est situé à un jet de pierre de la Suisse, de l’autre côté du lac de Constance.
Baptisé «Reason for Hope», cet ambitieux défi financé jusqu’ici par le programme environnemental de la Commission européenne LIFE s’est allié à des parcs zoologiques du Vieux-Continent pour donner à l’ibis chauve une chance de reconquérir son aire de répartition historique. «Heureusement, il se reproduit relativement facilement en captivité pour autant qu’il soit en groupe, explique André Schenker, géographe bâlois et spécialiste de l’espèce. On suppose que l’ibis opère une stimulation collective pour la nidification.»
Plusieurs parcs animaliers suisses participent à cette opération. Ainsi une dizaine d’ibis chauves vivent-ils dans la grande volière du Zoo de La Garenne (VD). «Pour encourager la reproduction, nous avons aménagé une série de compartiments dans la falaise, relève le directeur, Michel Gauthier-Clerc. Nos efforts ont payé: nous avons vu l’éclosion de nos trois premiers jeunes cette année.» Il n’est pas prévu que ces derniers soient remis en liberté, le temps étant pour l’heure à la consolidation de la colonie. Mais c’est l’objectif dans une seconde étape. Ainsi des individus nés au Zoo de Zurich figurent-ils déjà au nombre des 150 ibis chauves qui volent en toute liberté.
Un montagnard sociable
Une falaise escarpée percée de fissures et de corniches: voilà à quoi ressemble le paradis pour une colonie d’ibis chauves – Geronticus eremita pour les ornithologues. Cet oiseau grégaire est aisément reconnaissable à sa tête rouge et à son long bec courbe qui lui permet de sonder le sol à la recherche d’insectes, de larves et de vers de terre. Un régime alimentaire qui lui vaut une préférence pour les milieux ouverts et peu arborés, comme… les terrains de golf, sur lesquels il fait parfois des haltes remarquées.
Retrouver le chemin
Réintroduire une espèce dans une zone où elle est éteinte à l’état sauvage, ce n’est pas nouveau: c’est à de telles initiatives que l’on doit le retour du gypaète barbu ou encore du bouquetin. Mais cela demande de la patience – entre trente et cinquante ans, en fonction des espèces, pour que les populations atteignent une stabilité. Dans le cas de l’ibis chauve, il faut en outre composer avec une autre difficulté: c’est un migrateur.
Mais il en faudrait plus pour décourager l’équipe de biologistes du «Waldrappteam»: elle n’apprend pas seulement aux jeunes oiseaux nés dans les zoos de toute l’Europe à voler et à se nourrir de manière autonome, en limitant au maximum les interactions avec l’être humain, mais également à migrer. Dans le ciel du village allemand d’Überlingen, on voit ainsi passer d’étonnants convois: un paramoteur suivi par une vingtaine d’ibis en formation serrée. «On effectue des vols de plus en plus longs avec le groupe, jusqu’à la date de la migration, raconte André Schenker. On les guide alors dans ce périple, en se posant plusieurs fois pour les laisser se reposer, jusqu’à atteindre la Toscane.»
Il a beau être un voyageur au long cours, l’ibis chauve est du genre casanier: «Il est très fidèle à ses sites d’hiver et d’été. Une fois ce chemin parcouru, il y a de bonnes chances qu’il conserve cette habitude toute sa vie.» Dans l’axe de la route migratoire, la Suisse pourrait en toute logique accueillir à terme une population estivale régulière d’ibis. «Le «Waldrappteam» est en discussion avec l’Office fédéral de l’environnement, indique André Schenker. Mais le retour d’espèces éteintes soulève toujours des débats. Rien n’est encore fait.»
Actuellement, où sont Alfredo et Akuma? On peut le savoir grâce à la balise GPS que portent presque tous les ibis nés en captivité. Un coup d’œil sur l’application «Animal Tracker» nous indique qu’ils ont franchi les Alpes à quelques semaines d’intervalle, l’un par le Simplon, l’autre par la Vallée d’Aoste. Puis ils se sont retrouvés près de la lagune d’Orbetello. Aux dernières nouvelles, les deux compères quadrillaient ensemble les champs toscans, en attendant de remonter vers le nord l’an prochain. Comme si le cycle immuable de la migration ne s’était pas interrompu pendant quatre siècles.
Questions à...
Johannes Fritz, biologiste autrichien, fondateur du «Waldrappteam» et directeur du projet de réintroduction de l’ibis chauve
La réintroduction de cet oiseau en Europe se concentre sur l’Allemagne et l’Autriche. Quel est le rôle de la Suisse?
Si vous prenez une carte de l’Europe pour chercher des sites favorables à l’ibis chauve, la Suisse est particulièrement attractive: les contreforts des Alpes sont riches en lieux de nidification potentiels. Nous collaborons avec plusieurs zoos du pays pour notre programme d’élevage ainsi qu’avec la Station ornithologique de Sempach pour modéliser l’habitat de l’ibis.
Une colonie pourrait-elle se former naturellement?
En théorie, c’est possible. Et pourquoi pas en Suisse, où les endroits favorables ne manquent pas. Mais les effectifs ne sont pas encore suffisants pour que les populations se maintiennent de manière autonome: il y a environ 150 ibis en Europe, mais il en faudrait le double.
Le programme LIFE n’a pas reconduit son soutien à votre projet. Est-il en danger?
Ce plan de financement de la Commission européenne est important; c’est pourquoi nous avons déposé un nouveau dossier pour tenter de l’obtenir. En cas d’échec, nous poursuivrons tout de même notre mission avec l’aide de fondations et d’associations.
+ D’infos
www.waldrapp.eu
Envie de partager cet article ?