L’intelligence artificielle et les robots s’en vont au champ, mais à pas lents
Bourrignon (JU), au pied de la chaîne des Rangiers, ses 800 m d’altitude, ses parcelles étriquées… et son robot qui sème et sarcle en totale autonomie près d’une dizaine d’hectares depuis plus d’un an! Christophe Ackermann, qui exploite en bio 120 hectares dont une quarantaine de terres ouvertes, a recours depuis l’automne passé pour ses betteraves sucrières et colzas à un Farmdroïd, une invention danoise de 3 m de large pour 800 kg. Son but: s’épargner des centaines d’heures de désherbage mécanique et déléguer cette tâche à la machine. «J’ai commencé la betterave bio il y a quatre ans, mais avec des résultats passables, voire mauvais. Sans le robot, j’aurais tout bonnement abandonné cette culture.»
En automne et au printemps, son Farmdroïd, dont plus de 300 exemplaires ont été mis sur le marché européen depuis 2020, sème en enregistrant le positionnement GPS de chacune des graines, puis désherbe, autant de fois que nécessaire, plante par plante, à l’aide de couteaux. Le débit de chantier est lent – 0,7 km/h, soit 4 hectares sarclés en 24 h –, le changement de parcelle nécessite un transport, mais le travail est parfaitement effectué. Et les rendements sont au rendez-vous. «C’est une machine performante et fiable. Même quand elle travaille la nuit, je dors sur mes deux oreilles!»
Très timide percée
Équipé de panneaux solaires et de batteries, relié à 14 satellites, sa trajectoire corrigée en permanence par signal RTK, le Farmdroïd – 85’000 francs à l’achat, soit approximativement l’acquisition d’un semoir et une sarcleuse de dernière génération – n’a pour l’instant convaincu que deux exploitants helvétiques. Pour Maxime d’Autheville, assistant à la HAFL de Zollikofen et expert en robotique agricole, ce manque d’intérêt est très relatif. «Le marché est balbutiant, mais le potentiel est énorme, tempère-t-il. En Suisse, les freins sont encore nombreux. Le morcellement parcellaire, la petite taille des structures, la couverture réseau parfois mauvaise et la topographie forment un contexte dissuasif.»
Simon Aspinall, directeur d’Ecorobotix, start-up créée en 2014 dans le Nord vaudois, évoque, lui, le conservatisme du monde agricole et le manque de cadre réglementaire pour expliquer cette pénétration plutôt médiocre de la robotique et des véhicules autonomes. «Les paysans n’étaient peut-être pas prêts jusqu’à présent», résume le Britannique. Après cinq ans passés à développer le robot AVO, la firme qui emploie aujourd’hui une septantaine de personnes a revu sa copie, pariant non plus seulement sur l’autonomisation d’un véhicule, mais davantage sur le développement de l’intelligence artificielle dans des outils attelés au tracteur.
Ce revirement stratégique a donné naissance à ARA, une rampe à traiter de 6 m de large équipée de caméras, capables de reconnaître les plantes et de les traiter au cas par cas, de manière ultraprécise, que ce soit dans les herbages ou les cultures. Le spot-spraying, voie désormais explorée par tous les grands noms de la mécanique agricole, de Berthoud à John Deere, débarque dans les champs, mais avec tracteur et chauffeur. «C’est le compromis idéal, lance Nicolas Pavillard, membre de la communauté d’exploitation Le Grillon qui exploite 230 hectares à Orges (VD) et entrepreneur agricole, qui a acquis un ARA ce printemps. Son usage correspond davantage à mes habitudes de travail que de déléguer le tout à la machine: nous continuons de traiter nous-mêmes, et avec un débit de chantier intéressant», résume le quadragénaire qui s’escrime depuis dix ans à réduire l’usage de phytos.
«L’intégration de l’intelligence artificielle d’ARA, qui ne traite que ce qui est nécessaire, va nous faire sortir de l’impasse agronomique dans laquelle nous sommes en ce qui concerne la maîtrise des chardons et rumex, poursuit-il. ARA complète le désherbage mécanique, et nous permet de semer en direct nos couverts végétaux tout en limitant les nuisances et les phénomènes de résistance inhérents à une pratique phytosanitaire systématique.»
Automatiser, mais jusqu’où?
Pour Nicolas Pavillard, comme pour Simon Aspinall, la pulvérisation ciblée obtenue grâce à l’intelligence artificielle est la clé pour répondre à la pression sociétale actuelle sur les phytos. «La reconnaissance intelligente des mauvaises herbes est un très grand pas en avant, encore impossible il y a quelques années», confirme Thomas Anken, expert en technique agricole pour Agroscope. «En attendant, le contexte légal normatif pour les véhicules autonomes n’est pas du tout prêt, ce qui ne facilite pas l’acceptation déjà très limitée au sein du monde paysan.» Celle-ci n’évoluera qu’avec la diffusion de la technologie à large échelle et une garantie absolue d’efficacité: «La précision des robots agricoles, qui doivent traiter des mauvaise herbes très proches de la plante cultivée, et ce dans des contextes de luminosité et de terrains différents, doit encore s’améliorer.» Pour Christophe Ackermann, la question est d’ores et déjà réglée: «Je ne mets plus une roue de tracteur dans la parcelle de colza avant la récolte, à part pour préparer le sol avant semis… Le robot vient clairement améliorer mon bilan environnemental et climatique!»
Questions à...
Gaétan Séverac, Global Organization For Agricultural Robotics et cofondateur de Naïo technologies
Comment expliquer que la robotisation n’ait pas davantage pris dans le secteur de la machine agricole?
Nous ne sommes qu’au début de la démocratisation de cette technologie, mais la progression est d’ores et déjà exponentielle, puisqu’on compte aujourd’hui plus de 1000 robots en circulation dans le monde, soit presque deux fois plus qu’il y a un an. La diffusion des innovations techniques est plutôt lente en agriculture, mais de nombreux freins, comme les questions liées à la sécurité et à l’efficacité, sont désormais levés ou sur le point de l’être.
Quels sont les secteurs les plus concernés par la robotisation?
Ceux des cultures spécialisées – légumes et vigne surtout – car ils font face à une main-d’œuvre toujours plus rare et chère et sont ceux qui dégagent les plus fortes valeurs ajoutées à l’hectare. Ils disposent donc de plus de capacité d’investissement dans les nouvelles technologies, a fortiori dans les pays occidentaux où les pratiques agricoles durables sont les mieux valorisées.
+ d’infos
www.naio-technologies.com; www.agricultural-robotics.com; www.fira-agtech.com
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