Annus horribilis pour les apiculteurs
«C’est une année à oublier!» Les mots de l’apiculteur vaudois Franck Crozet résument le sentiment de ses collègues romands après une récolte de miel historiquement basse. Treize kilos par ruche: la moyenne suisse de l’année 2019 est la plus faible enregistrée en dix ans. Bien sûr, la production de miel est irrégulière et les chiffres des dernières années illustrent parfaitement cette progression en dents de scie, mais de mémoire d’apiculteur, cette récolte est unanimement citée comme la plus mauvaise depuis quatre ou cinq décennies. À l’origine de cette situation, une conjonction de phénomènes météorologiques qui se sont succédé du printemps à l’automne.
Scénario climatique inédit
Tout commence pourtant bien, avec une fin d’hiver douce qui voit les premiers champs de colza fleurir tôt et les colonies se développer dès le mois d’avril. Mais une vague de froid s’abat sur la Suisse, repoussant les abeilles à l’abri dans les ruches. «Le mauvais temps du mois de mai a réduit la production de miel et entraîné un ralentissement, voire un arrêt de la ponte chez les reines, résume Bastien Nobs, inspecteur cantonal des ruchers pour le Valais. Une ou deux semaines sans ponte, cela veut dire des milliers de butineuses en moins pour l’été.»
Suit un été qui est, lui aussi, loin d’être idéal: pluie et bise cèdent la place à un régime caniculaire, la chaleur réduit la production de sève dans les fleurs et des orages lavent les pucerons indispensables à la récolte de miel de forêt.
Dans ces conditions, les abeilles jouent les fourmis de la fable: «S’il n’y a pas de première récolte, les abeilles gardent le miel dans le corps de ruche en prévision d’une disette, explique Éric Marchand, apiculteur de Villeret (BE). Une belle miellée d’été aurait pu changer cela, mais elle n’a pas eu lieu.» Le bilan est sans appel: la plupart des apiculteurs contactés évoquent un résultat inférieur de moitié à une année normale, avec des pics négatifs à Genève (11,2 kg par ruche) et en Valais (11,6 kg). La moyenne suisse, elle, remonte grâce aux cantons du sud des Alpes, mais aussi à celui de Neuchâtel, qui sort du lot avec 22,3 kilos par ruche.
coup dur pour Les 5% de pros
On appréhende différemment une mauvaise récolte de miel selon que l’on pratique cette activité en amateur ou que l’on compte sur ses revenus pour vivre. Les apiculteurs suisses sont dans le premier cas à 95%. Pour les 5% de professionnels, la situation est délicate. «Il ne faudrait pas que ce scénario se reproduise l’an prochain», confie Pascal Cretard, président de la Fédération genevoise d’apiculture. Les professionnels craignent que le creux de production de 2019 ne complique leurs relations avec le secteur de la grande distribution.
La montagne épargnée
Ces disparités régionales rappellent que les conséquences sur la production de miel sont très locales. «En plaine, la récolte a été faible, tandis que les ruches placées au-dessus de 1000 m ont été épargnées, relève Bastien Nobs. En montagne, où l’effet de la canicule a été moins fort, la saison a même été bonne.» Un constat partagé dans toute la Romandie. Ainsi les ruches placées par Franck Crozet à la vallée de Joux lui ont-elles permis de compenser les faibles quantités obtenues auprès de ses colonies du Gros-de-Vaud. Ailleurs, les différences se jouent d’un vallon à l’autre, en fonction des variétés végétales et des essences forestières. Car la météo n’est pas le seul facteur à entrer en jeu dans la problématique: «Les abeilles sont à la peine dans les zones caractérisées par la monoculture, souligne Sonia Burri-Schmassmann, présidente de la Société romande d’apiculture. C’est le cas avec les cultures intensives de colza: les abeilles trouvent une profusion de nourriture lors de sa floraison, puis plus rien. Ce creux peut accentuer la famine des colonies.»
Les ruches helvétiques ne sont pas les seules à payer un lourd tribut aux aléas climatiques. En Italie, en Espagne ou en Roumanie, leaders de la production de miel en Europe, on annonce une récolte catastrophique, tandis que l’Union nationale de l’apiculture française évoque une production qui atteint tout juste le quart de celle de ses meilleures années. En Suisse, les apiculteurs s’accordent sur un point: pas question d’augmenter les prix pour compenser la faible production. «Notre miel est déjà plus cher que celui qui vient de l’étranger, notamment à cause d’une saison de production plus courte, explique la présidente des apiculteurs romands. Nous voulons qu’il reste abordable pour tous.»
Par contre, cette année particulière est l’occasion pour la faîtière romande des apiculteurs de rappeler l’importance de la formation. «Nous proposons des cours qui donnent aux apiculteurs des outils pour maintenir des colonies aussi saines que possible, indique Sonia Burri-Schmassmann. Dans un contexte météorologique délicat, la réaction de l’apiculteur peut faire la différence.» L’instruction des professionnels comme des amateurs est d’autant plus importante que les scientifiques s’accordent sur le fait que le changement climatique entraînera une augmentation de la fréquence des épisodes extrêmes, soit autant de dangers pour les abeilles domestiques. Si les apiculteurs sont habitués aux variations de production et prennent cette récolte historiquement basse avec philosophie, elle n’en résonne pas moins comme un avertissement.
Questions à...
Jean-Daniel Charrière, collaborateur scientifique au Centre suisse de recherche apicole d’Agroscope
L’été caniculaire n’a pas été propice à la production de miel. Mais les colonies en ont-elles souffert?
Plus que le nectar, c’est la récolte de pollen qui est directement liée à la santé d’une colonie. Or, en période de sécheresse, la disponibilité en pollen est réduite. Si la quantité et la diversité polliniques sont trop faibles, cela a une répercussion sur la durée de vie des abeilles nées en fin d’été et réduit les chances de survie hivernale de la colonie.
Les abeilles courront donc un risque accru durant l’hiver?
Je ne pense pas, car la situation n’est pas si alarmante. Le miel que prélève l’apiculteur est un surplus de production de la ruche, et s’il est presque inexistant cette année, c’est plus préjudiciable pour lui que pour ses abeilles. Reste la pression du varroa, particulièrement forte cette année, mais les apiculteurs ont eu de bonnes conditions pour préparer leurs colonies pour l’hiver.
On parle beaucoup des abeilles domestiques. Mais une année comme celle-ci a-t-elle aussi un impact sur les abeilles sauvages?
Oui. Ce scénario climatique peut entraîner des pertes importantes chez certaines abeilles sauvages. Si les conditions sont mauvaises lors de leurs périodes d’activité, le nombre d’individus reproducteurs devient trop faible pour permettre aux effectifs de rester stables.
+ D’infos
www.abeilles.ch
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