De la sueur et de la poussière: un mur en pierres sèches se mérite
«Le conseil que je donne à un débutant? D’abord faire attention à ses doigts!» La réponse de Christian Feuz a beau sonner comme une boutade, elle n’en est pas une: les mains sont le premier outil de travail d’un muretier en pierres sèches. Je vais vite le découvrir, moi qui me frotte à cette technique de construction vieille comme le monde sur un chantier organisé par le Parc régional Chasseral en contrebas du village du Pâquier, dans le Val-de-Ruz.
Peu d’outils, beaucoup de temps
Pour empoigner les blocs de calcaire, tâter la roche afin d’en sentir les plats et les arêtes ou affiner le positionnement d’une pierre, le sens du toucher est sans cesse mis à contribution. Il faut dire que, outre mes deux mains, je ne vois que trois outils au fond de la seille que me remet le maître muretier: une massette accompagnée d’une chasse et d’une broche, qui doivent me permettre de tailler les pierres.
«Il y a quelques règles d’or à respecter, mais une fois que tu les as en tête, seule la pratique te permettra de progresser.» Et Christian Feuz, dix ans de pierre sèche au compteur, torse nu buriné par le soleil et mains de lutteur, de détailler quelques-uns de ces commandements qui paraissent bien plus faciles à énoncer qu’à mettre en œuvre: respecter l’assise naturelle de la pierre, lui assurer trois points d’appui, créer les joints les plus étroits possibles, éviter les «coups de sabre», ces fragilités qui naissent lorsqu’on oublie de disposer les blocs en quinconce… «Allez, à toi de jouer. Ce ne sont pas les pierres qui manquent!»
Le métier qui rentre
Cette fois, il faut se lancer. Parmi les centaines de blocs de roche jaune qui sont entreposés derrière moi, j’en avise un qui présente quelques arêtes plus ou moins régulières. Je l’empoigne, le dépose sur le mur déjà composé de trois niveaux de pierre. Le colle contre le bloc de droite. Plutôt pas mal. Reste à égaliser la face inférieure. Je cale la pierre du pied, place la broche et me joins à l’assourdissant concert des massettes qui s’élève dans l’air déjà torride de cette matinée estivale.
«Tu as soif?» Soulagé, je pose le bloc de calcaire sur lequel je m’échine depuis une demi-heure pour attraper la tasse d’eau qu’on me tend. Sous la tente installée pour protéger les travailleurs du soleil, c’est l’occasion de faire connaissance avec les quatre apprentis muretiers qui travaillent à mes côtés. Ils viennent tous de terminer une formation en trois modules sous la houlette de Christian Feuz. Les profils sont hétéroclites: il y a Renate, paysagiste dans le Seeland qui souhaite élargir son offre. Hansjörg, ingénieur bernois à la recherche d’un hobby pas comme les autres. Antonin, le Biennois passionné d’architecture durable en pleine reconversion professionnelle. Et Thomas, biologiste valaisan pour qui les murs en pierres sèches représentent un précieux outil lors de mandats d’entretien de milieux naturels.
«Ça vaut tous les ateliers de développement personnel, sourit Antonin en reprenant ses outils. Il y a quelque chose de profondément méditatif dans ce processus qui demande du temps, de la concentration… et de la persévérance: parfois, tu tailles une pierre pendant une demi-heure avant qu’elle ne se casse en mille morceaux!»
Comment participer?
De nombreuses collectivités, souvent sur l’impulsion d’associations de préservation du patrimoine, d’organisations écologistes ou de parcs régionaux, mettent en place des projets collectifs de réfection de murs en pierre sèche. Outre ces actions ponctuelles, la Fédération suisse des maçons en pierre sèche, qui propose la seule formation officielle du pays, organise régulièrement des journées d’initiation à cette pratique artisanale.
+ D’infos
www.svtsm.ch/fr
Manger de la poussière
Suivant les ficelles tendues pour servir de gabarit, le mur s’allonge imperceptiblement: on estime qu’un muretier expérimenté peut en construire un mètre par jour. «C’est long, certes, mais un ouvrage comme celui-ci peut durer plusieurs siècles s’il est entretenu, explique Christian. Même le meilleur des bétons armés ne résistera pas comme un mur en pierres sèches.»
L’après-midi s’étire sous un soleil de plomb. La poussière, omniprésente, colle à ma peau couverte de sueur, m’entre dans la bouche lorsque je tente de m’essuyer le visage. Les muscles de mes bras et de mon dos se font sentir. «Surtout, n’arrache pas les pierres, me souffle le maître muretier. Lève-les gentiment, fais-les rouler quand c’est possible, ménage-toi.» Mes collègues d’un jour ont posé des dizaines de blocs contre une poignée seulement pour moi. Il n’empêche, cette construction collective qui prend forme a quelque chose d’enthousiasmant. «C’est incroyable de voir qu’on arrive à édifier un mur parfaitement rectiligne avec des pierres toutes différentes, résume Antonin. Et puis rappelle-toi que ce mur va nous survivre à tous. Ça nous remet à notre place, non?»
De vrais morceaux de patrimoine
On les bâtit depuis toujours et sous toutes les latitudes: les murs en pierres sèches font partie des méthodes de construction les plus anciennes. Et la Suisse ne fait pas exception, puisque plusieurs régions du pays sont réputées pour leurs murs. On pense à l’arc jurassien, mais l’Argovie n’est pas en reste, tandis que les murs de soutènement des vignes valaisannes en sont un autre exemple. «Le Parc régional Chasseral a fait l’inventaire de ses murs il y a près de dix ans, explique Élodie Gerber, qui supervise les projets Nature et Patrimoine du parc.
L’idée est de revaloriser ce savoir-faire qui a failli disparaître et de permettre au grand public de découvrir ces édifices qui font partie de notre paysage.» Autrefois destinés à contenir le bétail, ces ouvrages n’ont pas seulement une valeur patrimoniale: ils constituent aussi un refuge en or pour une flore et une faune spécifiques, reptiles et petits mammifères en tête. «Reconstruire ces murs implique des coûts importants, reconnaît Élodie Gerber. Mais c’est une des richesses de notre région, et les retours sont enthousiasmants.»
+ D’infos
www.parcchasseral.ch
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