La moule quagga poursuit son inexorable expansion

Depuis son apparition dans le Rhin en 2014, le mollusque s’est établi dans le Léman et le lac de Neuchâtel, puis dans celui de l’Hongrin. Une étude montre qu’il s’y multipliera d’ici à 2045, bouleversant l’écosystème.
14 décembre 2023 Céline Duruz
© EAWAG/Reinhart Hydrocleaning SA

Elle colonise le fond des lacs, en toute discrétion. Repérée à Bâle en 2014, la moule quagga a depuis conquis le Léman en 2016, puis le lac de Neuchâtel en 2017, ceux de Bienne en 2020 et de Morat en 2021. Redoutable filtre à nutriments, Dreissena bugensis rend les eaux limpides, ce qui ravit les baigneurs, nettement moins les poissons et autres organismes aquatiques qui se retrouvent privés de plancton.

Cette espèce invasive constitue une menace pour l’écosystème des lacs profonds, plus encore que la moule zébrée qui s’était imposée dans les années 1970. Selon une récente étude de l’institution de recherches aquatiques Eawag et des Universités de Genève et de Constance, la présence du mollusque originaire d’Ukraine devrait augmenter de manière spectaculaire d’ici à 2045 en Suisse, à l’image de ce qui s’est produit en Amérique du Nord depuis vingt ans.

D’un bassin versant à l’autre

Selon les experts, la biomasse par mètre carré devrait passer du facteur 9 à 20 dans le Léman ainsi que dans les lacs de Bienne et de Constance analysés dans le cadre de cette recherche. «Les quaggas ont modifié la dynamique des nutriments dans les grands lacs, constate le biologiste Piet Spaak, spécialiste de Dreissena bugensis à l’Eawag. On dispose enfin de données chiffrées sur lesquelles s’appuyer et de modèles pour prévoir leur progression. Elle est inéluctable.»

Si elle va se multiplier dans les plans d’eau contaminés, la moule quagga s’apprête aussi à conquérir de nouveaux espaces. En 2022, elle a été repérée dans le lac de l’Hongrin, à 1255 mètres d’altitude. Une présence qui préoccupe tout particulièrement le canton de Fribourg. «Des larves ont dû être pompées dans le Léman, dont l’eau approvisionne ce barrage, commente Catherine Folly, collaboratrice au secteur des eaux superficielles et souterraines pour le Service de l’environnement fribourgeois.»

C’est très inquiétant, car cela signifie que les lacs de la Sarine, comme celui de Lessoc qui est relié à celui de l’Hongrin, seront infestés à leur tour prochainement: «Ce n’est qu’une question de temps pour que la moule quagga continue son expansion dans cet autre bassin versant. On ne peut rien faire pour l’éviter.» Aussi, des suivis annuels ont été planifiés afin de repérer le plus vite possible la présence de ces mollusques dans les plans d’eau fribourgeois et de pouvoir avertir les utilisateurs des lacs et des rivières.

Sentinelle du lac

En 2022, les lycéens Noémie Blandenier et Kalan Walmsley ont choisi de consacrer leurs travaux de maturité à cette moule au grand pouvoir filtrant. «Ils ont pu analyser des quaggas récoltées dans le lac par des pêcheurs, note Alexandre Aebi, professeur en agroécologie à l’Université de Neuchâtel. Elles contenaient des traces de néonicotinoïdes, des insecticides qui ont été utilisés pendant trente ans, mais qui sont aujourd’hui interdits. Ces moules pourraient servir de sentinelles aquatiques, comme le sont les abeilles sur la terre ferme.» Les conclusions des étudiants ont été publiées dans le Bulletin de la Société neuchâteloise des sciences naturelles.

+ d’infos www.snsn.ch

Producteurs d’énergie et d’eau touchés

Les producteurs d’énergie ou les distributeurs d’eau potable sont en effet particulièrement touchés. Les dégâts causés par ces mollusques coûtent des millions de francs aux communes, entreprises et services de l’énergie, qui doivent déboucher leurs tuyaux obstrués, des milliers de coquillages entravant le bon fonctionnement des systèmes de prélèvement d’eau potable. À Estavayer-le-Lac (FR) par exemple, la Commune va débourser 847’000 francs afin de curer ses conduites, posées à plus de 40 mètres sous la surface du lac de Neuchâtel. Elle en profitera pour changer les crépines – ces tamis empêchant les poissons de s’infiltrer dans les tuyaux, trop endommagés par les moules.

«Sur le Plateau, la progression express des quaggas nous a étonnés, reconnaît Carole Raetzo, conseillère communale staviacoise et députée au Grand Conseil fribourgeois. Elles engendrent une détérioration de la qualité de l’eau potable et du pompage. On s’était habitué à la moule zébrée, qui ne se reproduisait pas au-delà de 30 m de profondeur. Or la quagga peut vivre par plus de 100 m de fond et résiste à une température allant jusqu’à 4°C. Elle représente un énorme défi.»

Des origines multiples

Deux nouvelles études seront lancées en 2024 et 2026 dans le Léman notamment, en collaboration avec la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman. Des recherches sont également en cours avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement à Thonon-les-Bains (F), de façon à mieux comprendre comment la chaîne alimentaire du lac sera impactée par l’expansion de ces mollusques.

«La moule quagga colonise les eaux à cause des activités humaines qui y ont lieu. Les spécimens prélevés dans les différents lacs ne possèdent pas le même ADN et ne partagent donc pas une seule source. On ignore encore comment elles sont arrivées dans les différents plans d’eau, commente le biologiste Piet Spaak. Il faut que la population soit vigilante, afin de freiner leur propagation.»

Invention brevetée à Bienne

Les moules quagga étant particulièrement coriaces, les distributeurs d’eau potable doivent rivaliser d’inventivité pour parvenir à fournir leurs clients, malgré le fait que ces mollusques obstruent leurs installations. L’usage de produits chimiques étant interdit, ils misent sur des procédés mécaniques pour broyer les envahisseuses ou se débarrasser des larves. À Bienne, Energie Service Biel vient d’annoncer que sa nouvelle station – qui fournira de l’eau potable aux 70’000 habitants de la cité et de Nidau dès 2025 – sera équipée d’un système unique au monde. Développé avec la société Reinhart Hydrocleaning à Courroux (JU) et le bureau d’études Hersche à Bolligen (BE), ce mécanisme élimine les larves des conduites et de la crépine avant qu’elles ne se transforment en moules. Cet appareil cylindrique pèse environ 1,5 tonne. Il est propulsé par pression hydraulique dans la conduite. Les larves et les sédiments sont alors évacués par un courant d’eau. Sur le chemin de retour à la station, la pression hydraulique est générée par une conduite auxiliaire qui, après le processus, est rincée à l’eau conditionnée, de manière à éviter une nouvelle infestation. Ce nettoyage sera effectué une fois par mois, de manière entièrement automatisée. Les deux conduites seront nettoyées en alternance, afin de garantir l’approvisionnement de la population en eau potable.

+ d’infos www.esb.ch

+ d’infos www.eawag.ch

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