Messagère d’espoir ou de malheur: l’abeille en héroïne de science-fiction

Le dernier volet de notre série s’intéresse aux représentations de l’insecte dans les romans et les films d’anticipation. Il faut dire que les butineuses ont tout pour y tenir le premier rôle.
3 septembre 2024 Clément Grandjean
© Marcel G.

Une nuée aux contours sans cesse changeants s’approche dans un bourdonnement assourdissant. Des abeilles? Presque: de minuscules robots autonomes conçus pour polliniser les cultures à la place d’insectes disparus depuis longtemps, dévoyés par la magie de la technologie pour surveiller et, si un hacker mal intentionné passe par là, éliminer des individus.

La scène est tirée d’un épisode de la série Black Mirror (lire ci-dessous). Et elle incarne à merveille le rôle trouble qu’occupe l’abeille dans la science-fiction.

Gare aux piqûres

L’insecte n’a pas attendu les écrans pour se faire sa place. Il faut dire que l’abeille a plusieurs atouts dans sa manche: amie et ennemie à la fois, elle inquiète autant qu’elle rassure. C’est d’ailleurs d’abord plutôt pour son dard qu’elle apparaît dans la littérature d’anticipation.

Ainsi Ray Bradbury invente-t-il dans ses Chroniques martiennes une arme terriblement efficace: «On pouvait en faire jaillir des hordes d’abeilles dorées dans un hurlement strident. D’affreuses abeilles dorées qui piquaient, empoisonnaient et retombaient sans vie, comme des graines sur le sable.»

Ce côté agressif se décline au cinéma, dans des films de série B aux titres aussi évocateurs que L’invasion des femmes-abeilles (1973) ou Killer bees (2002). Son existence fictionnelle ne se réduit toutefois pas à ces variations autour de la figure de l’animal tueur: la plupart de ses rôles relèvent d’un autre domaine, plus symbolique.

Victimes et lanceuses d’alerte

Si l’abeille bénéficie d’une solide aura culturelle, c’est grâce à son statut de pollinisatrice qui la lie à la production alimentaire: chacun a en tête cette citation attribuée – à tort ou à raison, le débat fait rage – à Albert Einstein, qui aurait prédit l’extinction de l’humanité si les butineuses venaient à disparaître. On imagine aisément que cette simple hypothèse suffise à stimuler l’imagination d’un auteur.

Et ce même si l’importance de l’abeille est à relativiser: plusieurs études montrent que les coléoptères arrivent en tête, et de loin, sur le podium des transporteurs de pollen, tandis que l’abeille domestique n’arrive pas à la cheville de ses cousines sauvages – il en existe 750 espèces en Europe – dans le domaine.

Le rôle clé qu’elles joueraient pour notre survie pousse les artistes à chercher des rapprochements symboliques entre abeilles et humains. «Dans les films et les romans, elles apparaissent aussi comme des images ou des métaphores de la société tout entière, analyse Colin Pahlisch, chercheur en lettres et coordinateur de l’ORIA (lire l’encadré ci-contre). Les auteurs de science-fiction nous tendent en quelque sorte un miroir, qui nous invite à une remise en question politique de notre rapport les uns aux autres.»

Lire pour mieux vivre l'avenir

Comprendre comment la littérature et le cinéma peuvent nous aider à mieux appréhender l’urgence climatique, c’est la mission de l’Observatoire des récits et imaginaires de l’anthropocène (ORIA), fondé par l’Université de Lausanne. Il étudie et met en valeur les récits écologiques pour intégrer les enjeux qu’ils évoquent au débat démocratique.

+d’infos oria@unil.ch; www.unil.ch;

Multiples métaphores

Ainsi l’image de la ruche renvoie-t-elle le reflet d’une organisation sociale millimétrée, entièrement consacrée à la production, dans laquelle l’individu n’est qu’une unité indifférenciée, un rouage de la machine.

«On trouve cette image dans le film Matrix, au travers de ces champs immenses constitués de petites alvéoles dans lesquelles l’énergie des humains est récoltée pour nourrir les machines. La métaphore y est inversée; l’image de la ruche souligne notre dépendance à nos propres créations techniques: les machines sont-elles à notre service, ou est-ce le contraire?»

À l’inverse, d’autres créations mettent en valeur la force du collectif dont les insectes, comme les abeilles, sont l’un des symboles. «C’est le cas de la série des films de superhéros Ant-man, note Colin Pahlisch. Ils nous permettent d’envisager le point de vue des insectes de manière positive, puisque c’est en changeant de taille que le héros se voit doté de superpouvoirs, et montrent le potentiel de collaboration entre humains et insectes afin de construire un monde meilleur ou de rétablir la justice. À quand un Bee-man pour aider à sauver la biodiversité?»

De l’ennemie à l’alliée, de l’horreur à la satire sociale: l’abeille est aussi polyvalente qu’une star hollywoodienne. Une omniprésence qui rappelle à quel point elle compte pour nous. Ou à quel point elle devrait compter, selon Colin Pahlisch: «Tous ces exemples montrent que les productions culturelles nous aident à mieux comprendre, au travers des images et des symboles, le rôle essentiel que jouent la nature et tous ses habitants, même les plus minuscules, pour nous autres les humains.»

Quatre œuvres fantastiques qui font «bzzz»

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«Abeilles de verre», de Ernst Jünger (1957)

Que deviendra l’humanité face à l’avènement des robots? C’est la question qui sous-tend le propos de ce texte tenant autant du roman de science-fiction que du conte philosophique. On y suit la rencontre entre un officier au chômage et un inventeur spécialisé dans les «Liliputroboter», minuscules appareils autonomes. Parmi eux, des abeilles dotées d’un abdomen de verre. Un texte troublant publié par un auteur qui a vu de ses yeux, sur les champs de bataille des deux conflits mondiaux, la puissance dévastatrice de la technologie appliquée à la guerre.

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«Une histoire des abeilles», de Maja Lunde (2015)

Best-seller de l’auteure norvégienne Maja Lunde, ce roman est le premier d’une trilogie de récits d’anticipation dont l’intrigue se déploie autour de la thématique des animaux et du changement climatique. Trois époques s’y côtoient: 1852, 2007 et 2098. Et la fin du XXIe siècle n’est pas rose, conséquence de ce que l’on appelle l’Effondrement: la disparition des insectes force les humains à polliniser les fleurs à la main. Ou comment dérouler de manière élégante quoiqu’assez prévisible la pelote supposément lancée par Albert Einstein.

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«Hated in the nation», de Charlie Brooker et James Hawes (2016)

Et si on utilisait des abeilles mécaniques comme outils de surveillance de masse? Et si quelqu’un trouvait le moyen de diriger ces robots vers une victime désignée par la collectivité? Terriblement affûtée dans sa manière de s’interroger sur nos usages de la technologie, la série britannique Black Mirror frappe fort avec le 6e épisode de sa saison 3. Les ADI, pour Autonomous drone insects, y incarnent métaphoriquement les ravages du cyberharcèlement, le tout enrobé dans une intrigue glaçante.

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«La prophétie des abeilles», de Bernard Werber (2021)

On connaît la fascination du prolixe auteur français pour les fourmis, moins pour les insectes volants. Ce sont bien les abeilles, pourtant, qui jouent les traits d’union entre les époques dans ce roman qui mêle joyeusement mystère des Templiers, kabbale, pharaons et physique quantique jusqu’à risquer l’indigestion. Avec pour figuration de l’enfer un avenir apocalyptique, car dépourvu d’abeilles. On retrouve le motif de l’insecte pollinisateur dont la raréfaction doit jouer les signaux d’alarme pour l’humanité.

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