«Pour les scientifiques, le Léman a de tout temps été une référence»

Cet été, focus sur le plus grand lac du pays que l’on étudie depuis des siècles. Entretien avec Natacha Tofield-Pasche, cheffe de projet de la plateforme scientifique LéXPLORE.
8 août 2024 Céline Duruz
Natacha Tofield-Pasche, directrice opérationnelle du projet LéXPLORE de l'EPFL. © François Wavre / Lundi13

Comment expliquer que le Léman soit le lac suisse le plus étudié par les chercheurs?
Il s’agit du plus grand plan d’eau d’Europe de l’Ouest. Sa valeur historique est importante, d’autant qu’il est considéré comme le berceau mondial de la limnologie (ndlr: science ayant pour objet l’étude biologique, physique des eaux stagnantes). Il doit ce statut à François-Alphonse Forel, l’inventeur de ce qu’il appelait «l’océanographie des lacs». À cela s’ajoutent les mesures prises par la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL) depuis 1962. Peu de lacs disposent d’un aussi grand historique de données. On les affine aujourd’hui sur notre plateforme de recherches LéXPLORE, installée au large de Pully (VD) en 2019.

En quoi ce dispositif est-il important pour les scientifiques?
Cette plateforme peut s’apparenter à un vaisseau de recherches océanographiques. Elle rassemble à son bord des chercheurs, mais aussi des institutions dont l’institut fédéral de recherche aquatique EAWAG, les universités de Lausanne et de Genève ainsi que nos collègues français du CARRTEL (l’unité de recherche consacrée à l’étude du fonctionnement des écosystèmes lacustres). Plus de 200 scientifiques ont déjà œuvré sur ce ponton, équipé d’instruments de pointe, et plus de 500 étudiants s’y sont rendus. Une soixantaine de projets ont pu être menés sur LéXPLORE, qui dispose d’une concession jusqu’en 2026. Grâce aux analyses réalisées de jour comme de nuit, on peut affiner nos mesures et mieux expliquer les processus qui se déroulent dans le Léman, comme la formation de certaines algues qui se fait parfois très rapidement. Au total, on récolte 44 jeux de données quotidiennement, comme la température de l’eau, son pH, ou encore son taux d’oxygène.

Ce point est critique. Le dernier brassage complet du Léman, permettant sa réoxygénation en profondeur, date de l’hiver 2012. Est-ce inquiétant?
Oui, le niveau d’oxygène au fond du lac est aujourd’hui inférieur à la limite légale de 4 milligrammes par litre. Cela signifie qu’en dessous de cette valeur, les poissons et les invertébrés présents dans les sédiments ne peuvent plus survivre. Si l’oxygène s’épuise en profondeur, les sédiments pourraient libérer dans l’eau davantage de phosphore et certains métaux, qu’ils retenaient jusque-là, modifiant sa composition.

Bio express

Directrice opérationnelle du Centre de limnologie de l’EPFL, Natacha Tofield-Pasche gère aussi la plateforme LéXPLORE au large de Pully(VD) et est membre du comité de la CIPEL. Après avoir réalisé une thèse sur le méthane se trouvant dans le lac Kivu, au Rwanda, pour le compte de l’institut fédéral suisse des sciences et techniques aquatiques EAWAG, elle a travaillé quatre ans pour le gouvernement rwandais afin de mettre en place un système de surveillance des eaux lors de l’extraction de ce gaz.

Peut-on pallier cette situation?
Dans certains lacs, comme celui de Sempach (LU), des aérations artificielles ont permis d’éviter des épisodes anoxiques en été, favorisant des brassages en hiver.

Cette mesure pourrait-elle être prise dans le Léman?
Non, il est trop grand pour que cela soit utile et cette action temporaire n’a pas apporté de changements significatifs à long terme dans les plans d’eau où elle a été testée.

Est-ce que la dynamique même des brassages, se faisant par grand froid et lors d’épisodes venteux, évolue?
Ils se font de plus en plus rares. Une étude récente de l’EPFL révèle même que le dernier brassage vertical du Léman, en 2012, n’a en réalité pas été total. C’est l’eau froide du petit lac, à Genève, qui a coulé au fond du grand lac l’oxygénant en profondeur. Un mélange classique engendre une température homogène de l’eau. Or la dernière fois, ce n’était pas le cas.

Quelles autres découvertes ont été effectuées à bord de LéXPLORE?
Des scientifiques de l’UNIL ont démontré que le Léman est une source d’émission de CO2. Ils ont prouvé que ce gaz s’échappe du lac lorsqu’il y a des vagues. On ne pouvait pas réaliser de telles mesures lors de tempêtes avant la création de LéXPLORE, car on ne sortait pas en bateau en cas de fort vent. Les algues capturent le carbone inorganique de l’eau en plus du dioxyde de carbone de l’atmosphère afin de réaliser leur photosynthèse. Une équipe de l’EPFL est parvenue à faire un bilan des turbulences et de l’énergie diffusée dans le lac, c’est unique. L’été, l’énergie du vent reste en surface, alors qu’en hiver, quand cela souffle beaucoup, elle va jusqu’aux sédiments, oxygénant le fond et favorisant leur minéralisation. Avec le changement climatique, la période de stratification – c’est-à-dire la séparation de l’eau chaude en surface et froide en profondeur – est plus longue. Les scientifiques ont montré que cela aura des répercussions sur la minéralisation du lac.

Est-ce que les résultats obtenus dans le Léman pourraient servir à une meilleure compréhension d’autres lacs du pays?
Effectivement, l’idée est de modéliser les processus découverts ici pour les appliquer ailleurs.

Est-ce que l’on peut dire aujourd’hui que l’on connaît bien le Léman?
Oui, même s’il y a toujours des phénomènes que l’on n’arrive pas à expliquer, comme la formation des dunes au fond du lac. On sait aujourd’hui que le changement climatique induit une hausse de sa température de 0,4°C tous les dix ans, ce qui a un impact sur les algues ou sur des poissons appréciant l’eau froide comme l’omble chevalier. Mais avec quelles incidences? On doit étudier ces aspects. Plusieurs chercheurs concentrent aussi leurs efforts sur l’évolution de la moule quagga, présente jusqu’à 250 m de profondeur. Ils souhaitent notamment déterminer les changements que cette espèce génèrera dans nos plans d’eau.

Projet de science participative

En mai dernier, l’EPFL a lancé un appel pour trouver des volontaires afin de mesurer la santé du Léman, dans le cadre du projet de science participative «Lémanscope», mené en collaboration avec l’EAWAG, l’UNIL et l’Association pour la sauvegarde du Léman. La haute école recherchait 500 bénévoles possédant une embarcation pour récolter jusqu’en octobre 2025 des données sur la clarté des eaux du plus grand lac alpin. Au total, plus de 630 participants se sont portés volontaires. Quelque 700 observations ont déjà été transmises à l’EPFL, montrant l’attachement de la population à ce plan d’eau.

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