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Notre consommation de viande est appelée à évoluer

L’initiative ravive une question toujours plus actuelle, celle de notre rapport à l’alimentation carnée. Face aux enjeux éthiques et climatiques, de nombreux changements sont déjà en marche. 

Notre consommation de viande est appelée à évoluer

Mange-t-on trop de viande? À quels coûts éthiques et environnementaux? Deviendra-t-elle à l’avenir, comme elle le fut longtemps par le passé, une denrée rare réservée à une élite? Ce sont toutes ces questions aussi que soulève le texte de l’initiative du 25 septembre. Les enjeux climatiques et une attention accrue portée aux conditions de vie des animaux de rente sont en train de changer les habitudes de consommation des Suisses. L’industrie agroalimentaire l’a bien compris et a déjà amorcé ce tournant. En 2021, Migros s’est associé aux groupes Givaudan et Bühler pour créer le Cultured Food Innovation Hub. Cette nouvelle entité basée à Kemptthal (ZH) soutiendra la production de viande, de poisson et de fruits de mer cultivés en laboratoire.

«La nette progression ces dernières années des denrées alimentaires d’origine végétale dans le monde montre que les consommateurs se soucient de l’environnement et sont à la recherche de produits sains, éthiques et durables. Sur une planète confrontée au changement climatique et dont la population dépassera les 10 milliards d’habitants d’ici à 2050, le besoin d’innover est déterminant», expliquent les trois entreprises. Coop a de son côté investi, par le biais de sa filiale Bell Food Group, 7 millions d’euros dans la start-up néerlandaise Mosa Meat. Basée à Maastricht, cette société fondée en 2016 travaille sur la création de viande de bœuf à partir de cellules souches de bovins et ambitionne d’être la première en Europe à commercialiser sa production.

Potentiel pour la Suisse
Mais pour l’heure, ce sont encore les alternatives végétales qui occupent le marché des succédanés de viande. «De 2016 à 2020, leurs ventes ont augmenté en moyenne de 18,1% par an», détaillait l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) dans un rapport publié en 2021. Un nouveau marché porteur qui ne profite pour l’instant pas encore à l’agriculture helvétique. «Seuls quelques projets et initiatives isolées visent à favoriser la culture de matières premières nécessaires à ces nouveaux produits; c’est le cas de celui conduit par l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL), qui souhaite optimiser la production de soja alimentaire bio en Suisse. Mais pour le reste, la Suisse importe toutes les protéines végétales qu’elle emploie pour fabriquer des succédanés de viande. Le pays possède pourtant un potentiel incontestable dans la culture des plantes protéagineuses destinées à l’alimentation humaine», poursuit l’OFAG.

L’élevage aura toujours sa place
Entre alternatives végétales et viande cultivée en laboratoire, l’élevage a-t-il encore un avenir en Suisse? Responsable de recherche à la faculté des géosciences et de l’environnement à l’Université de Lausanne, Dominique Barjolle répond sans équivoque: «Oui, les troupeaux auront toujours leur place. Notre territoire compte d’importantes superficies en herbe, 70% de la surface agricole utile, sur lesquelles il serait difficile de produire la moindre calorie purement végétale. Or la fonction première de l’agriculture reste de nourrir la population. Certes, les bovins rejettent davantage de gaz à effet de serre que d’autres animaux, mais ce serait une erreur de vouloir faire porter un chapeau disproportionné à cette seule espèce, vu les conditions dans lesquelles l’élevage se pratique en Suisse de manière plus générale. D’autant que la recherche progresse et que plusieurs solutions existent pour réduire l’impact des émissions des bovins.»

Une société anglo-suisse a notamment mis au point des compléments alimentaires qui font baisser de façon significative les émissions de méthane des vaches en modifiant la composition bactériologique de leur rumen (le premier estomac des ruminants), et un nouvel aliment fourrager développé par UFA, société-fille de Fenaco, permettrait également de réduire ces mêmes émissions chez les cheptels laitiers en améliorant la digestion des bêtes.

Manger moins, mais mieux
Pour Dominique Barjolle, le véritable enjeu concerne les importations de viande étrangère, qui sont dans l’immense majorité issues d’élevages très intensifs et polluants. «Un pas important serait surtout de réduire drastiquement ces importations, que les gens baissent leur consommation de viande et privilégient la production en Suisse élaborée avec des fourrages locaux. En d’autres termes, manger moins de viande, mais produite de manière plus durable. La restauration devrait aussi prendre ses responsabilités.»

Car la population helvétique consomme en moyenne 780 grammes de viande par personne et par semaine, soit trois fois plus que les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé. Une abondance toutefois récente dans l’histoire de l’alimentation humaine. «Jusqu’aux années 1960, la viande était considérée comme un produit de luxe. En Suisse, sa démocratisation intervient au moment où la grande distribution commence à développer ses propres filières et à recourir à l’importation pour achalander ses rayons. Suivant la loi du marché, les prix se sont logiquement mis à baisser et la viande est devenue accessible à un plus grand nombre de consommateurs», explique Yvan Schneider, auteur de l’ouvrage Petite histoire de l’alimentation en Suisse. Pour le spécialiste, cette récente opulence expliquerait en partie le côté émotionnel qui anime les débats. Car la viande s’impose à la fois comme un acquis et un marqueur social fort. Selon lui, l’industrialisation de la filière bouchère a aussi participé à la «déviandisation» des produits carnés. «Aujourd’hui, les poulets sont émincés, le porc est transformé en saucisses, le bœuf se consomme haché. Or, derrière le «haché», il y a le «caché». On n’assume plus l’animal dans son assiette», conclut Yvan Schneider.

Notre regard sur les animaux a changé

Le fait que cette initiative soit soumise au peuple témoigne du changement qui s’opère chez les consommateurs. «On observe depuis une dizaine d’années un mouvement social autour de nos habitudes alimentaires et une plus grande préoccupation de la manière dont sont traités les animaux», explique Maude Ouellette-Dubé, docteure en philosophie et spécialiste d’éthique animale à l’Université de Fribourg. Une temporalité qui pourrait correspondre à celle de l’ampleur prise par les réseaux sociaux. Durant cette dernière décennie, ceux-ci se sont en effet imposés comme des plateformes de diffusion privilégiées des mouvements de défense des animaux, permettant de dénoncer certaines pratiques jusque-là restées invisibles auprès du grand public. Pour la spécialiste, l’initiative n’a toutefois rien de radical ni de révolutionnaire, mais souhaite avant tout préserver la mise en pratique de la loi fédérale sur la protection des animaux votée en 2005 et entrée en vigueur en 2008. «Le texte soumis au vote ne remet pas en question le fait de manger les animaux, mais les conditions dans lesquelles une partie d’entre eux sont élevés. En revanche, le point fondamental qu’il soulève et dont on parle peu concerne les dispositions à prendre vis-à-vis de la viande et des produits importés. Car sur ce point-là, l’argument souvent avancé, selon lequel les lois suisses sont parmi les plus strictes du monde, ne tient plus», souligne Maude Ouellette-Dubé.