ODILE, un avant-goût de l’irrigation de demain dans le Val de Bagnes

Gagner en productivité tout en économisant de l’eau et des heures de travail: ce projet impliquant chercheurs, agriculteurs, entreprises de pointe et gestionnaire du réseau d’eau montre des résultats prometteurs.
27 octobre 2022 Blaise Guignard
Blaise Guignard

Sur cette jolie parcelle de 1200m² orientée au sud-ouest, à quelques pas du Martinet (VS), la faneuse qui fait pirouetter des volutes d’herbe de bonne taille sous le soleil ferait presque oublier que la mi-octobre est derrière nous. «J’ai fait cette quatrième coupe il y a deux jours, et elle est loin d’être anecdotique», se réjouit Frédéric Deslarzes. Le jeune agriculteur aux commandes de la machine exploite quelque 40 hectares de prairies herbagères dévolus à ses 38 laitières et par elles à la filière AOP Raclette. «Ça ne serait absolument pas possible sans un arrosage performant. Cette année, en dépit de la sécheresse, j’ai pu récolter plus de 90% de mon volume de fourrage annuel moyen! Mais cela représente environ 300 heures de travail au total, et des milliers de kilomètres en véhicule.»

Produire plus avec moins

S’il fallait attester du bien-fondé de l’irrigation dans une vallée dont la surface d’assolement est quasi intégralement occupée par les prairies, le témoignage de Frédéric Deslarzes y suffirait. Comme il démontre également que l’arrosage est coûteux – en temps, en efforts et en énergie.

Un double constat qui s’est imposé en 2018, lorsque s’est posée la question de la réfection du réseau de distribution d’eau de la vallée. Suite au concours d’idées BlueArk Challenge, un groupe de chercheurs affilié à l’Université de Lausanne s’est alors allié avec les entreprises Orbiwise (conceptrice d’informatique de système) et Hydrolina, spécialisée dans la gestion de l’irrigation, ainsi qu’avec le distributeur régional Altis. But: développer un système intelligent permettant d’optimiser l’efficience de l’arrosage, sans pour autant diminuer la productivité des cultures.

«On a vite saisi l’importance d’inclure des agriculteurs pour élaborer un projet tenant compte de la réalité du terrain et de leurs pratiques, explique le chercheur Christophe Randin. Grâce à leur participation, nous avons pu implémenter en 2022 un projet à échelle réduite, sur six parcelles du Grand Entremont.» Baptisé ODILE, joli acronyme pour Optimisation de l’irrigation dans l’Entremont, ce dernier s’est concrétisé en l’installation de «cybercannes» d’arrosage connectées et équipées de capteurs d’humidité, de débimètres et de capteurs de pression. Chacune des cybercannes est déclenchée automatiquement à distance – après analyse des besoins du sol et de la végétation par Éric Girardin, fondateur d’Hydrolina et concepteur de l’outil d’aide à la décision d’ODILE – et est chargée d’arroser la moitié d’une parcelle-test – l’autre moitié étant arrosée par l’agriculteur.

En bref

Acronyme d’optimisation de l’irrigation dans l’Entremont, ODILE est un projet développé dès 2020.

6 parcelles de prairie herbagère ont été mises à disposition par autant d’agriculteurs, chacune comprenant:

1 «cybercanne» d’irrigation équipée de senseurs et commandée à distance et 1 canne traditionnelle.

Résultats après analyse comparée sur chaque parcelle: 20 à 50% d’eau économisée par rapport à l’irrigation manuelle;

16 à 33% d’herbage supplémentaire.

+ d’infos
wp.unil.ch/bluemount/projets/odile

Des besoins à préciser

«Les agriculteurs savent s’il faut ou non irriguer, mais n’ont pas toujours une perception très affinée des besoins précis en eau, relève Alexandre Gillioz chez Altis. Or, l’irrigation est un gros consommateur: de 3 à 5 millions de m³, avec des débits sur chaque vanne de 5 l/s, contre 0,1 l/s pour un robinet ménager.»

Ces prochaines années, la ressource hydrique va se faire plus précieuse; à Bagnes, ce qui ne sert pas à arroser peut souvent être utilisé pour produire de l’énergie via une centrale hydroélectrique. ODILE présente donc des avantages évidents – à condition de permettre de produire au moins autant que le système actuel, et avec moins d’eau. Bonne surprise pour ses acteurs: les pesages de biomasse fraîche opérés par Christophe Randin ont montré un gain moyen de productivité de 33% pour la 1re coupe, 20% pour la 2e et 16% pour la 3e. En utilisant en moyenne 20 à 54% d’eau en moins selon les parcelles. Bref, ODILE a fait la preuve de son intérêt.

Ce qui ne veut pas dire qu’un tel système automatique soit appelé à supplanter totalement l’agriculteur ouvrant la vanne, souligne Christophe Randin. Ni que son implémentation à échelle 1/1 ne se fasse sur la trame «une cybercanne pour une parcelle». «On pourrait imaginer l’outil d’aide à la décision et les cybercannes couvrant des secteurs plus larges, la décision finale d’arroser étant laissée à l’agriculteur. C’est lui l’expert, et la diversité des pratiques reste intéressante pour s’adapter au mieux aux variations de climat. Sans parler de la variété botanique des prairies… qui se retrouve peut-être bien, au final, dans le fromage!»

Bilan officiel à faire

Minimiser et optimiser le temps consacré à l’arrosage, en tout cas, fait sens pour Frédéric Deslarzes, même si celui-ci possède une excellente connaissance empirique des besoins hydriques de ses prairies. «En pleine saison, la charge de travail ne permet souvent pas de réagir comme on le souhaiterait à une situation critique sur une parcelle donnée. Disposer d’un indicateur serait un atout précieux.»

Reste à ODILE de faire son bilan officiel, une fois que le réseau d’irrigation aura fermé pour l’hiver. «On verra ensuite dans quelle mesure le projet est reproductible, à quel coût et selon quelles modalités», synthétise Alexandre Gillioz. «Une application d’aide à la décision issue du projet pourrait déjà être disponible dès 2023, mais les cybercannes, elles, devraient encore évoluer, conclut Eric Girardin. Mais ce sera de toute façon au collectivités publiques de décider s’il vaut la peine d’investir dans un système de ce genre.»

Une question de plusieurs années

Actuellement, chaque vanne automatique coûte entre 800 et 1000 francs, calcule Éric Girardin. «Un prix difficile à réduire de façon notable, estime l’ingénieur d’Hydrolina. Or, la rentabilité d’un tel système dépend évidemment de l’ampleur de la dépense à consentir.» L’idée de parvenir à un réseau sectoriel de senseurs connectés alimentant plusieurs conduites tient compte de cette réflexion. «Mais la question est aussi: qu’est-on prêt à investir pour consommer moins d’eau en produisant moins, à partir du moment où la plus-value pour les agriculteurs est posée? note Alexandre Gillioz.

D’autant que la question de la réfection des réseaux d’irrigation, vieillissants, se pose de façon générale dans les régions alpines qui y ont recours pour les cultures herbagères.» Alors, à quand ODILE à l’échelle de tout l’Entremont? «À partir du moment où l’ensemble du réseau aura été préalablement remodelé et adapté à la gestion intelligente, ça pourrait être l’affaire d’une dizaine d’années, réfléchit Alexandre Gillioz. «Mais aujourd’hui, il y a encore beaucoup de questions ouvertes, et il est concrètement difficile d’indiquer un horizon de façon réaliste», conclut Éric Girardin.

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