Interview
«On peut faire communiquer les arbres dans un laboratoire»

On découvre à peine la richesse infinie des plantes, mais que sait-on vraiment des arbres? Sont-ils capables d’échanger des informations? Edward Farmer, spécialiste en biologie moléculaire végétale, a tendu l’oreille.

«On peut faire communiquer les arbres dans un laboratoire»

Peut-on parler de communication entre les arbres?
➤ On a tendance à mettre des mots humains pour parler des autres espèces. Mais il est difficile de parler de communication en l’état de nos connaissances. On peut faire communiquer les végétaux dans un laboratoire. En captant l’odeur émise par une plante agressée et en la transmettant par un tuyau jusqu’à une autre plante, on voit que celle-ci va aussi enclencher son mécanisme de défense. Mais c’est très difficile de reproduire cette expérience de façon convaincante dans la nature. Sur cette question, je fais partie des scientifiques sceptiques.

Quel phénomène avez-vous pu observer en laboratoire?
➤ Pour nos expériences, nous utilisons généralement l’arabette des dames, une petite brassicacée qui pousse n’importe où. Nous plaçons ensuite sur la plante une chenille de la piéride du chou, qui mâche les feuilles avec une certaine voracité. Quand l’herbivore atteint une nervure centrale, la plante émet un signal électrique de 80 millivolts entre ses feuilles. Celui-ci enclenche la production de jasmonate, une hormone de défense, qui met en route tout un programme génétique ciblé sur la digestion de l’insecte. Celui-ci aura une croissance ralentie et sera dès lors plus vulnérable.

La réaction biochimique que vous venez d’évoquer est-elle également présente chez les arbres?
➤ Oui, c’est une loi universelle chez les angiospermes et les gymnospermes, épicéas, feuillus, entre autres, ainsi que tous les végétaux de sous-bois. La plante blessée produit non seulement du jasmonate, mais aussi tout un bouquet volatile d’odeurs qui a pour but d’attirer les parasitoïdes. Ces petites guêpes viennent alors pondre leurs œufs dans l’herbivore, qui est maintenu vivant comme un zombie le temps que les larves soient assez grandes pour en sortir. Tous les arbres, dans la forêt, recourent à cette tactique quand ils sont attaqués: ils font appel à l’ennemi de leur ennemi pour se défendre.

L’émission de ces signaux, c’est quand même une forme de communication, non?
➤ Je dirais qu’il y a une communication au niveau du végétal lui-même, entre les feuilles et les racines. Mais c’est une information qui est toujours très localisée. Dans la nature, aucune défense n’est plus forte que nécessaire. Pas question pour une plante de surinvestir sa protection au risque de prétériter sa croissance. Et s’il devait y avoir une communication entre les végétaux, mais à mon avis, on ne l’a pas encore trouvée, elle devrait être spécifique à chaque espèce.

Pourquoi?
➤ Imaginez un arbre dans une forêt, qui produit un bouquet d’effluves dans le but d’informer ses congénères: les autres espèces pourraient l’espionner. Si c’est un chêne qui lance un signal, le frêne pourrait enclencher ses défenses et devenir plus compétitif. C’est un argument darwinien.

Il n’y a donc pas de collaboration entre les essences dans une forêt?
➤ Je crois qu’il y a davantage de concurrence que de solidarité, notamment pour la lumière, l’eau et les minéraux. On voit mieux l’organisation naturelle dans les anciennes forêts tropicales que dans celles de Suisse, où l’homme est beaucoup intervenu. On constate en général peu de regroupements de la même espèce. C’est contre-intuitif, mais les arbres, dans beaucoup de forêts primaires, recourent à la stratégie de dispersion des graines afin d’éviter les risques de maladie, qui peut décimer toute une communauté. Les arbres de la même espèce poussent alors loin les uns des autres et ne peuvent pas communiquer.

Difficile dès lors de savoir si ces végétaux pensent et rêvent…
➤ Leur beauté, pour moi, réside dans le fait qu’ils sont tellement différents de nous. Je ne me demande pas si les arbres rêvent, pensent ou parlent. Ils captent la lumière selon un mécanisme extraordinaire qui a changé notre planète et qui est à la base de tout le cycle de carbone. Ils absorbent un gaz qu’on ne peut pas voir dans l’atmosphère et recrachent de l’oxygène depuis des millions d’années. Quand on me demande s’il est bon de parler aux plantes, je réponds que ce ne sont pas les mots qui leur font du bien, mais le CO2 que l’on rejette en leur parlant et l’attention qu’on leur donne. Il en va de même pour la musique: si les sons avaient un effet sur les plantes, on aurait des opéras et du rock dans les champs. La musique dans les serres est faite pour les jardiniers plutôt que pour les végétaux.

Après toutes ces années, vous gardez une passion intacte pour les zones boisées?
➤ Oui, j’aime me promener et faire des bains de forêt. Respirer l’air, le parfum des sous-bois, qui est tellement rafraîchissant. Certains embrassent les arbres, je n’en ressens pas la nécessité, mais je comprends le bien-être que cela peut procurer. Pas besoin d’être scientifique pour ça. Cela dit, la connaissance donne un autre regard. On devient sensible à toutes les odeurs de la forêt. On les apprécie toujours, mais on sait que la senteur de l’ail des ours est une défense de la plante face aux insectes et aux limaces…

Texte(s): Propos recueillis par Patricia Brambilla 
Photo(s): François Wavre/ Lundi13

Des feuilles bien armées

Pourquoi tant de biomasse végétale sur terre? C’est pour répondre à cette question qu’Edward Farmer a décortiqué pendant plus de trente ans toute la physiologie des feuilles. Sa réponse: parce que les plantes sont bien armées. Ainsi, les aiguilles de l’épicéa, du pin et des autres conifères sont traversées de canaux remplis de résine. Si un insecte croque l’aiguille, la résine se répand comme une colle dans ses mandibules. De même, la plupart des feuillus, à l’instar du chêne pédonculé, produisent des cristaux d’oxalate de calcium, façon grains de sable, dans la texture de leurs feuilles. Une superdéfense, qui va non seulement user les mandibules de l’insecte, mais peut presque lui casser la mâchoire.

Bio express

Originaire du Pays de Galles, dont il a gardé une jolie pointe d’accent, Edward Farmer a travaillé sur le mécanisme de défense des plantes pendant trente et un ans. Professeur en biologie moléculaire végétale, il a d’abord exercé en Allemagne, puis aux États-Unis et enfin à l’Université de Lausanne de 1992 à 2023. Aujourd’hui retraité, «à son grand regret», il a gardé quelques mandats d’expertise pour la Confédération, et continue de se passionner pour la complexité des feuilles, la vie des arbres et celle du chêne en particulier.