Reportage
Piliers de la ruche, les reines sont choisies avec soin

Cet été, Terre&Nature vous fait découvrir le monde fascinant des butineuses. Le deuxième épisode s’intéresse à l’élevage des reines, ces mères reproductrices au destin unique dans les colonies. 

Piliers de la ruche, les reines sont choisies avec soin
Le portail s’ouvre sur un grand jardin ombragé accueillant des dizaines de petites ruches colorées. Vêtue de sa tenue d’apicultrice, Céline Jurik s’approche de l’une d’entre elles, peinte en rouge et frappée du no 253. Elle soulève le couvercle et, délicatement, en extrait un cadre. Accrochées à deux montants en bois, on distingue ce qui ressemble à première vue à de petites morilles en cire, autour desquelles s’agitent plusieurs centaines d’abeilles. Ces étonnantes constructions sont en réalité des cellules royales renfermant chacune une future reine. Céline Jurik s’est spécialisée dans leur élevage il y a une dizaine d’années et en produit près de 350 chaque saison. Une tâche complexe et minutieuse qu’elle effectue dans son rucher d’élevage situé à Vouvry, dans le Chablais valaisan.

Une vie entière à pondre
Élément central de la ruche, mère de tous les individus de la colonie, la reine possède comme unique mission celle de pondre des œufs. Jusqu’à deux mille par jour tout au long de sa vie d’une longévité d’environ cinq ans. Un destin à part qui exige une attention toute particulière dès l’éclosion de ces individus. Car à l’origine, rappelle Céline Jurik, une reine n’est qu’une larve comme les autres. «La première étape consiste à prélever des larves sur le couvain et à les greffer dans des cupules. Il s’agit de petits embouts en plastique fixés sur un cadre en bois. Celui-ci est ensuite placé dans une ruche orpheline, c’est-à-dire une colonie qu’on a volontairement privée de reine, de manière à réveiller chez les abeilles nourrices l’instinct d’en élever d’autres en les alimentant avec une grande quantité de gelée royale», explique l’apicultrice valaisanne. Cette substance liquide et laiteuse, très riche en protéines, est sécrétée par les glandes des nourrices à partir du miel et du pollen qu’elles ont ingérés. Sans aucune intervention, plusieurs reines seraient élevées et, à leur naissance, la plus valeureuse tuerait toutes les autres pour régner seule sur la ruche. Mais dans un élevage, l’apiculteur intervient après cinq jours en plaçant ces cellules royales dans une couveuse maintenue à 34,5 degrés et à 60% d’humidité. «Cette phase dure cinq jours supplémentaires, après quoi chaque cellule royale est installée dans une ruchette de fécondation, où les reines naîtront deux jours plus tard», poursuit Céline Jurik. Il ne leur restera plus alors qu’à se faire féconder, ultime étape avant de pouvoir embrasser leur destin de reproductrice.

Une reine pour 80 francs
Ces nouvelles reines vont alors entamer l’unique vol de leur existence pour rejoindre un rassemblement de mâles, qui en l’espace d’une trentaine de minutes seront jusqu’à quinze à la féconder successivement. Elles retourneront par la suite dans leur ruche, d’où elles ne ressortiront plus, afin de passer le reste de leur vie à pondre. La fécondation peut se dérouler à proximité du rucher avec des mâles aléatoires ou dans une station d’élevage, où un périmètre de protection exempt de toute autre ruche extérieure permet de garantir une race pure. Éleveuse d’Apis mellifera carnica, une des sous-espèces d’abeilles domestiques les plus répandues en Suisse, Céline Jurik réalise généralement cette étape dans l’une des six stations romandes consacrées à l’espèce. «Cela permet un contrôle strict de la génétique afin de multiplier les meilleurs éléments. Comme éleveuse, j’effectue un travail de sélection continu pour repérer les reines dotées de qualités intéressantes pour l’apiculteur et de prédispositions favorables à la bonne santé des abeilles, comme l’aptitude à assurer l’hygiène du couvain, ce qui participe à la résistance à des maladies comme la varroase ou la loque. La reproduction en station permet de diffuser ces caractères sélectionnés et héritables.» Ces reines se monnaient ainsi 80 fr. l’unité, un prix deux fois plus élevé que celles issues de ruchers sans contrôle génétique.Un voyage sous escorte
Lorsqu’une reine est fécondée et apte à pondre, Céline Jurik procède à son marquage, en déposant sur son thorax une pointe de vernis et une minuscule pastille mentionnant son numéro d’identification, afin d’enregistrer sa lignée et son lieu de fécondation.Ces nouvelles reines sont alors prêtes à être vendues à des apiculteurs. Elles sont généralement expédiées par la poste. Placées individuellement dans des cagettes perforées contenant du sucre glace, elles seront nourries durant leur trajet par six ou sept accompagnatrices. Les reines qui ne trouvent pas preneur seront introduites dans des ruchettes orphelines et serviront à créer de nouvelles colonies. Celles-ci seront vendues le printemps suivant aux apiculteurs qui commencent leur activité ou à ceux qui ont subi des pertes pendant l’hiver.

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): Sedrik Nemeth

D’avril à juillet

En apiculture, la saison d’élevage des reines débute vers la mi-avril et se termine généralement en juillet, le travail estival étant consacré, tant pour les apiculteurs que pour les abeilles, à la production du miel. Cela correspond également à la période à laquelle les mâles sont expulsés de la colonie et donc disponibles en moins grand nombre pour la reproduction, car les ressources en nourriture (pollen et nectar) commencent à diminuer et sont destinées aux femelles de la ruche, qui doivent constituer leurs réserves avant l’hiver. L’élevage de reines par greffage permet un contrôle strict de la génétique afin de multiplier les meilleurs éléments.

Et les mâles, dans tout ça?

Issus des œufs non fécondés pondus par la reine, les mâles de la colonie sont appelés faux bourdons, à ne pas confondre avec les bourdons butinant les fleurs, qui constituent une espèce à part entière. Bien qu’ils participent également à réguler la température de la ruche, les mâles assurent avant tout une fonction de reproducteurs. Incapables de se nourrir seuls, ils sont alimentés en pollen par les ouvrières et exigent d’importantes quantités de nourriture pour faire face à la concurrence des autres mâles et espérer mener à bien leur mission. Les individus qui y parviennent meurent quelques minutes après la fécondation avec la future reine. Les autres rentrent à la ruche pour se nourrir et retournent au rassemblement. Ils seront chassés à la fin de la saison de reproduction par les ouvrières, qui n’hésiteront pas à tuer les éventuels sujets refusant de partir.