Scientifiques, apiculteurs et paysans s'allient au nom de la biodiversité
Ce matin, des centaines de milliers d’abeilles transportent des pelotes jaune vif, fraîchement butinées sur des tilleuls et ronces dans la forêt. À côté, les champs de blé n’ont pas encore été fauchés, laissant s’épanouir coquelicots et fleurs colorées.
«Ce sera leur garde-manger les jours où il fera moins beau. Ici, nous n’avons pas eu de problème pour nourrir le couvain lors des sécheresses des années précédentes, car le stock de pollen était suffisant», se réjouit l’apiculteur Philippe de Tribolet, en observant tendrement sa vingtaine de ruches.
Peu de communication
Ce terrain agricole de Cressier (NE) n’est pas tout à fait comme les autres: il s’agit de la parcelle pilote de l’Observatoire territorial des abeilles (OTA). Mis au point il y a deux ans, ce dispositif scientifique vise à réunir apiculteurs, paysans, forestiers et politiciens autour d’une gestion durable de la biodiversité.
Professeur aux Instituts de biologie et d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel et spécialiste de ces insectes, Alexandre Aebi est à l’origine du projet. «Aujourd’hui, les échanges sont rares entre ces professionnels. On observe un clivage entre agriculture et apiculture, ainsi qu’entre chercheurs et praticiens, surtout depuis la votation sur l’interdiction des pesticides de synthèse, refusée en 2021. C’est une situation paradoxale quand on sait que les abeilles pollinisent les cultures et que ces dernières leur offrent des ressources mellifères cruciales», remarque-t-il.
Projet national
Depuis 2018, trente agriculteurs participent au projet Agriculture et pollinisateurs, organisé par la Fondation rurale interjurassienne, Agroscope et Prométerre, et financé en majorité par l’OFAG. Il doit permettre de tester des mesures pour améliorer les conditions d’existence des butineuses, et ce jusqu’en 2025. «À ce jour, cela a déjà permis de prouver l’intérêt des fauches tardives et de la lutte contre le varroa. C’est une avancée, mais qui reste encore trop confidentielle», relate le chercheur Alexandre Aebi, qui siège également au conseil scientifique du projet.
S’ancrer dans le local
Un projet intercantonal comparable est en cours dans les cantons de Vaud, Jura et Berne (lire l’encadré ci-contre), mais le Neuchâtelois souhaite surtout que la démarche s’inscrive dans des réseaux locaux et soit reproductible. «L’objectif est de développer un outil ouvert à tous, avec des indicateurs, des mesures spécifiques et des itinéraires techniques communs qui soient bons pour tous les acteurs de l’environnement.»
Pour ce faire, le scientifique collabore avec les agriculteurs Sonia et Robert Steffen, de la ferme Le chanteur du Chasseral, à Lignières (NE). En plus d’élever chèvres, poules et vaches allaitantes, le couple cultive céréales et légumineuses en bio sur cette parcelle de 3 hectares en location. «La santé du sol et la biodiversité nous tiennent à cœur depuis nos débuts, mais il n’est pas toujours facile de savoir quoi faire pour les préserver. Faire des essais et échanger avec d’autres corps de métier permet d’y voir plus clair», affirme la paysanne.
Allier écologie et économie
Parmi les mesures mises en place, des engrais verts ont été semés entre deux cultures pour protéger le sol et nourrir les butineuses. Une bande fleurie a également été intégrée. «Depuis, on observe plus d’insectes, mais cela demande du temps et de l’argent. Il y a également un risque de perte de rendement», témoigne-t-elle. En effet, les mélanges de plantes mellifères ont tendance à se ressemer et à concurrencer les cultures. «Cette année, il y avait un gros travail de désherbage à faire, mais cela n’a pas été possible avec l’humidité. Cela a nui à la productivité. C’est dommage.»
Selon elle, l’OTA peut permettre de trouver un compromis entre écologie et économie. «Il faut cibler les mesures qui fonctionnent, afin de conserver une activité viable tout en protégeant la nature.» L’apiculteur Philippe de Tribolet abonde: «Nous avons besoin de données fiables, qui soient complémentaires à nos observations de terrain.»
Questions à...
Pierre Caballé, doctorant à l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel
Votre thèse s’intéresse, entre autres, aux pratiques apicoles. Comment ont-elles évolué en Suisse romande?
Au Moyen Âge, elles étaient très diverses et concernaient une large frange de la population. Cela passait aussi bien par des plantations de romarin dans les villages que par des bénédictions religieuses. Avec la modernisation de l’apiculture au XVIIIe siècle, les pratiques se sont concentrées sur la manipulation des ruches que les apiculteurs ont assumée seuls. Face au déclin de l’insecte, de nouveaux acteurs issus de l’agriculture ou de la science collaborent.
Notez-vous des tensions entre ces partenaires?
Oui, car il s’agit d’articuler des intérêts et métiers différents. Or, la collaboration est cruciale. Une étude française a montré que si tous les paysans d’une région arrêtent d’utiliser des pesticides sur les tournesols, la santé des abeilles du territoire s’améliore et la rentabilité des domaines augmente, car il y a moins d’intrants et une meilleure pollinisation. À l’inverse, ce n’est pas le cas si un seul agriculteur saute le pas.
Dans ce contexte, un Observatoire territorial des abeilles est-il une bonne idée?
C’est un outil qui permet d’adopter une vision plus générale, à l’échelle d’un territoire et d’un écosystème. Nous allons dans la bonne direction.
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