L’héritière de l’empire du sécateur fait entrer Felco dans la modernité
Une porte puis une autre, une volée d’escaliers et nous plongeons dans une fourmilière de verre et de béton bercée par le bourdonnement des machines, le roulement des chariots et le cliquetis du métal. Nous sommes aux Geneveys-sur-Coffrane (NE), fief historique de Felco.
La petite usine horlogère rachetée par Felix Flisch en 1945 pour y installer son atelier de production de sécateurs existe toujours, mais le complexe s’est enrichi de locaux modernes où la précision du geste humain voisine avec la rapidité des bras robotisés. Quant aux outils qui en sortent, ils sont utilisés dans le monde entier, des oliveraies de Grèce aux plantations de café du Brésil.
Souvenirs d’enfance
«Est-ce que ça vous va si on fait la séance photo dans l’atelier de montage? C’est un lieu qui compte beaucoup pour moi.» On s’attendait à suivre la présidente du groupe dans le décor bucolique d’un jardin ou d’un verger, mais Christelle Francis-Flisch a un autre plan en tête. Pour elle, en effet, c’est ici que tout a commencé, à l’un de ces postes de travail où des dizaines de paires de mains assemblent inlassablement les outils aux mythiques poignées rouges.
Elle a 17 ans, sort tout juste d’une enfance dont elle conserve un souvenir lumineux, au milieu de la campagne et des animaux, fille unique d’une enseignante et d’un architecte qui ont posé leurs sacs à dos dans la Broye après avoir fait le tour du monde. «J’avais envie de mieux connaître ce que mon grand-père avait créé», dit-elle simplement en embrassant du regard l’atelier.
La nature a le dernier mot
Il faut dire qu’il en impose, ce grand-père qui quitte les Grisons il y a près d’un siècle pour s’installer dans le Val-de-Ruz, apprend la mécanique et repense le sécateur pour le rendre plus ergonomique. Le pari paie, l’entreprise décolle portée par l’inventeur et son épouse qui se dévouent corps et âme à leur petite usine. Le peu de temps libre qui reste au patriarche, il le passe en montagne: alpiniste chevronné, compagnon de cordée de Gaston Rébuffat, il partagera plus tard cette passion alpine avec sa petite-fille.
«C’étaient des moments souvent silencieux, évoque-t-elle. Mon grand-père parlait peu, mais il avait toujours des anecdotes à raconter lorsque nous arrivions au sommet, tandis qu’il déballait le pain et la viande séchée. Ce sont des souvenirs forts.» Là-haut, la jeune femme apprend le respect de la nature et de ses lois: «Dans ce monde où l’on valorise uniquement la performance, la montagne nous remet à notre place.»
La puissance de la nature jouera un rôle de premier plan dans le destin de Christelle Francis-Flisch. On la retrouve en 2004, fraîchement diplômée en architecture et prête à décoller pour un grand voyage en Bolivie lorsqu’un tsunami dévaste le pourtour de l’océan Indien, et notamment le Sri Lanka, où ses parents ont noué des liens solides durant leurs pérégrinations. Changement de programme, elle partira sur cette île pour aider à la reconstruction.
Un tsunami et une rencontre
Elle y rencontre Nabil Francis, un jeune entrepreneur franco-libanais actif dans le domaine du ciment. Cela tombe bien: pour rebâtir le village, il lui en faut, du ciment. Et si l’histoire veut qu’elle ait finalement décliné son offre pour lui préférer une matière première helvétique, les deux expatriés n’en poursuivent pas moins leur chemin ensemble. Sans se douter que vingt ans plus tard, mariés et parents de trois enfants, ils dirigeront le groupe familial en duo. Entretemps, ils parcourent le monde au gré des mandats et des opportunités, de l’Égypte à la Bulgarie, de l’Inde au Maroc puis aux Philippines.
L’opportunité de reprendre les rênes du groupe Flisch, en 2021, sonne l’heure du retour en Suisse. De l’atmosphère feutrée des conseils d’administration au vacarme de l’usine en passant par l’animation des salons horticoles, Christelle Francis-Flisch et Nabil Francis endossent avec passion leurs rôles respectifs de présidente et de CEO. De leur expérience au sein de multinationales, ils amènent un regard frais sur la stratégie du groupe, qui leur permet de sonder le marché et de développer des produits inédits.
Toucher un nouveau public
Parce que quand l’outil qui a fait la réputation de votre entreprise est de ceux qui durent une vie – si ce n’est plus –, il faut déployer des trésors d’innovation pour toucher un nouveau public. Demandez-lui quel est son modèle préféré et Christelle Francis-Flisch ne citera toutefois pas le dernier modèle en date. Elle décrira plutôt une pièce unique dotée de poignées dorées et d’une lame rouge, prototype jamais réalisé en série qui l’accompagne au quotidien dans son grand jardin de Cormondrèches (NE). Sur cette parcelle qui plonge en pente douce vers le lac, elle bichonne tomates, courgettes, framboises et arbres fruitiers.
Plus que celle qui dirige, Christelle Francis-Flisch se voit comme celle qui transmet: «Je tiens à la dimension familiale de l’entreprise et à ses valeurs. Ce n’est pas moi qui fais l’identité de Felco, ce sont les collaborateurs qui y travaillent au quotidien.» Fidèles à la philosophie humaniste du fondateur, les héritiers de l’empire du sécateur invitent chaque année les retraités de la maison et ne manquent jamais une occasion de mettre en avant le savoir-faire de leurs artisans. La troisième génération a beau dessiner le futur de la marque, l’ombre de Felix Flisch n’est jamais loin.
Son univers
Un livre
«Une passion indienne, de Javier Moro. La fascinante biographie d’Anita Delgado, courageuse et résiliente.»
Un groupe
«Simon & Garfunkel. Pour le doux souvenir de mon papa jouant leurs tubes à la guitare.»
Un plat
«Une recette asiatique. Avec de la citronnelle et du gingembre de mon jardin.»
Un lieu
«N’importe où. Tant que je suis entourée de ma famille, je me sentirais bien partout.»
+d’infos http://www.felco.com