Paysan dans l’âme, le pape suisse du chanvre roule pour le cannabis légal
Il n’a pas changé, Bernard Rappaz. Sa gouaille teintée d’accent valaisan, sa légendaire coupe mulet, sa moustache à la gauloise et ses sandales sont intactes. C’est tout le reste qui a changé autour de lui: avec la légalisation du CBD, ce cannabis à faible taux de THC, le sulfureux chanvrier n’est plus condamné à prêcher dans la clandestinité. Au contraire, il retrouve le devant de la scène depuis l’an dernier et la fondation de sa start-up Holyweed.
«Holy weed», la sainte Marie-Jeanne… Un nom quasi biblique pour celui que l’on présenterait volontiers comme un apôtre du haschich. Le nom de l’entreprise s’étale en grosses lettres blanches sur le bus qui nous a menés en pétaradant dans ce coin de campagne vaudoise. Là, entourés d’une rangée de maïs destinée à protéger la parcelle des vols, poussent quelques hectares de chanvre tout ce qu’il y a de plus légal.
J’ai souffert, mais aujourd’hui les gens m’arrêtent dans la rue pour me dire merci.
Combattant dans l’âme
Pour le grand public, Bernard Rappaz est le chanvrier du Valais, un militant sulfureux qui a souvent défrayé la chronique. Mais on ignore que le personnage est d’abord œnologue et agriculteur. Dans la famille Rappaz, on cultive les fruits et le fort caractère: «Mes parents étaient des antimilitaristes et des anticléricaux convaincus, se souvient celui qui a grandi à Saxon. J’ai grandi dans une ambiance un peu révolutionnaire.» Une éducation qui a laissé des traces: le Valaisan n’aime rien tant que débattre sur la place publique et défendre des idées à contre-courant sur l’agriculture et l’énergie.
Ainsi n’hésite-t-il pas à ruer dans les brancards au moment où, son diplôme d’œnologue en poche, il choisit de cultiver son domaine en adoptant des méthodes biologiques contre l’avis de son père. Puis la toute première éolienne du canton apparaît en 1973 sur son exploitation au terme d’une épuisante bataille juridique. «On m’a aussi interdit de placer des panneaux solaires sur le toit de ma ferme sous prétexte qu’ils allaient éblouir les pilotes d’avion, sourit-il. J’ai fait recours en disant que, si c’était si dangereux que ça, on devrait couvrir tous les lacs de montagne!» Dans sa «ferme-oasis» de Saxon, Bernard Rappaz cultive des poires, des pêches et des nectarines, invente des techniques de séchage des fruits, participe à la fondation de Bio Suisse, s’engage au sein du syndicat Uniterre… et fomente des coups d’éclat. «Pour protester contre les lignes à haute tension dans la vallée du Rhône, on a fait sauter quelques pylônes à la dynamite!»
Et puis il y a le chanvre, découvert à 17 ans lors d’un voyage à Amsterdam. Semé, cultivé et séché dans la plus grande discrétion, vendu sous le manteau, il procure de substantiels revenus au Valaisan. Mais il lui vaut aussi de se retrouver dans le collimateur de la justice. En 2001, la police saisit 50 tonnes de haschich chez lui. En 2006, il est condamné à près de six ans de prison, durant lesquels il enchaîne les grèves de la faim pour se faire entendre. Si Bernard Rappaz est conscient qu’il a servi d’exemple, il estime avoir permis au débat de progresser: «J’ai souffert, mais aujourd’hui les gens m’arrêtent dans la rue pour me dire merci.»
Devant nous, le vent agite les jeunes plants de chanvre. «Du point de vue agricole, c’est une plante de rêve, lance Bernard Rappaz d’un ton enthousiaste. Beaucoup moins sensible que la tomate ou l’asperge, il se prête parfaitement à la culture biologique. Un hectare de chanvre produit quatre fois plus de cellulose qu’un hectare de forêt.» Dans le ton du Valaisan, on sent la fascination de l’agriculteur pour une plante qui fut longtemps cultivée en Suisse pour ses fibres. Intarissable, il évoque les pentes d’Isérables (VS), où il vit désormais, qui étaient autrefois couvertes de chanvre. Puis saute du coq à l’âne pour évoquer sa rencontre avec le chef de la police vaudoise, venu en hélicoptère pendant la dernière récolte: «On a fait un selfie ensemble. Peut-être qu’il a affiché ma photo dans son bureau!»
Outdoor, bio et tendance
En s’associant à deux jeunes entrepreneurs qui l’approchent pour créer Holyweed en 2017, Bernard Rappaz signe son grand retour public. «Je partage mes expériences, et eux s’appuient sur mon nom. C’est un bon deal.» Passionné d’expérimentation agronomique – il avait créé sa propre variété de cannabis, la «Walliser Queen» –, le chanvrier insiste pour cultiver les plantes en plein air et en bio quand la majorité des cultivateurs font pousser leur herbe sous de puissants spots, productivité et clandestinité obligent.
Légal et contrôlé, le produit qui en résulte est vendu sous forme brute ou roulé en cigarettes, le tout enveloppé dans un packaging luxueux. La nouveauté du moment, ce sont les cookies au chanvre, élaborés en collaboration avec un chocolatier. Dans son bus orange, Bernard Rappaz écume les festivals pour faire connaître ces produits destinés à dédiaboliser l’image du cannabis. Et cela fonctionne. «Je ne pensais pas que le CBD rencontrerait autant de succès, reconnaît-il. Son essor montre que c’est possible de réguler ce commerce. Avec cette légalisation, les paysans suisses ont une vraie carte à jouer.» Et le frisson de l’interdit, alors? «Bon, il y a un temps pour tout, soupire Bernard Rappaz. Je suis un rebelle, mais à mon âge, je ne recherche plus le grand frisson. Un lac de montagne et ma canne à pêche suffisent à mon bonheur.»
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