Un photographe obsédé par ce qui se cache sous la surface
Quand on pense à de la photographie subaquatique, on imagine un plongeur équipé d’une bonbonne d’oxygène au milieu de poissons multicolores dans la Grande Barrière de Corail. Le Fribourgeois Michel Roggo fait voler en éclats ces idées préconçues.
«Je n’ai appris à plonger qu’à l’âge de 62 ans!» avoue le photographe. Et pour tout dire, le septuagénaire s’est un peu fait forcer la main. «J’étais à Moscou pour un congrès où on m’a invité à plonger dans le lac Baïkal, et comme en Russie les invitations ressemblent à des ordres…» Il s’y est donc préparé à Köniz (BE) en piscine, puis à Boudry (NE), dans le lac de Neuchâtel avant de faire le grand saut en Sibérie.
Face-à-face avec l’ours
Durant sa longue et prolifique carrière entamée en 1987, Michel Roggo s’est intéressé à divers milieux d’eau douce dans des lieux aussi variés que l’Antarctique, le Congo, le Brésil ou le Kamchatka. On ne s’en rend pas toujours compte sur ses images, mais celles-ci sont prises la plupart du temps juste sous la surface. «C’est à ce niveau qu’on rencontre le plus de vie, au-delà d’une dizaine de mètres de profondeur, il n’y a plus grand-chose à observer.»
Celui qui s’est retrouvé face à des ours mâles dominants dans des rivières de l’Extrême-Orient russe, où un de ses collègues a été mis en pièces par un plantigrade, a l’habitude d’affronter des milieux hostiles. Pourtant, quand son vieil ami Jean-François Rubin, directeur de la Maison de la Rivière à Tolochenaz (VD), l’a invité à photographier le Léman pour une exposition, il a été saisi d’une appréhension.
«J’ai du respect pour cette grande masse d’eau. Le Léman est compliqué à aborder, car il possède peu de rives naturelles, on se retrouve vite en eaux profondes et quand on plonge avec le tuba, on manque de stabilité.»
Son univers
Une musique
«L’adagietto de la 5e symphonie de Mahler Je l’ai entendu à la radio avant de prendre des photos qui n’auraient pas été les mêmes si j’avais écouté autre chose.»
Un film
«Aguirre», de Werner Herzog. J’ai appelé mon agente de voyages pour réserver un vol pour le rio Negro juste après l’avoir vu.»
Un lieu
«Les gorges de la Singine forment un canyon si large que parfois on ne trouve pas la rivière qui se déplace comme elle veut.»
Un photographe
«Jim Brandenburg. Son projet Chased by the Light a la sûreté d’un grand jazzman en fin de carrière qui éblouit son public.»
Projet d’ampleur
Pour réaliser un maximum de photos depuis les berges, il s’est donc équipé d’un petit robot aquatique et d’une perche avec un boîtier de commande au bout de laquelle était accroché son appareil photo. «Au cours de ma carrière, j’ai bricolé tout un attirail qui me permet de travailler dans des contextes variés. C’est peut-être cette expérience technique qui me distingue de mes collègues plus jeunes», avance-t-il.
Ses superbes images du Léman, nimbées d’une lumière laiteuse verdâtre, sont visibles jusqu’en mars 2025 à la Maison de la Rivière. Elles ont été prises pendant six mois entre Le Bouveret (VS), Rivaz, le Boiron de Morges, Tolochenaz (VD) et la rade de Genève, en une cinquantaine de sorties. «À ma connaissance, c’est le premier projet subaquatique d’une telle ampleur consacré au Léman», applaudit Jean-François Rubin. On y aperçoit des forêts de végétaux aquatiques diversifiés, des grèbes en plongée, une foule de poissons bien connus comme des perches, des truites ou des brèmes, mais aussi d’autres espèces qui nécessitent de lire les cartels pour les identifier.
Planctons rosés
On tombe sur quelques instants magiques comme ce nuage de planctons semblable à des paillettes rosées ou ces spectaculaires hydres d’eau douce d’environ un centimètre dont la couleur pétante vert pomme a surpris jusqu’à l’expert Jean-François Rubin.
Un professeur de pêche à la mouche m’a incité à observer la vie de la rivière, les larves d’insectes, les éphémères, les trichoptères.
«Je ne les ai pas remarquées en les photographiant, c’est plus tard en observant l’image et en l’agrandissant que ces petits tubes colorés se sont révélés», explique Michel Roggo. On s’inquiète aussi à sa suite de l’omniprésence des moules quagga qui colonisent les récifs du rivage et ôtent les nutriments de l’eau qu’elles filtrent.
Si ses prises de vues servent un but scientifique et jouent un rôle pédagogique important, le Fribourgeois assure ne pas travailler pour «sauver la planète». «Sur le terrain, seule la photo compte: sa composition, sa lumière. Et à la fin du mois, il faut payer les factures!» Comme l’environnement naturel, l’environnement financier s’est assombri pour les photographes naturalistes qui pouvaient facilement vendre des séries à bon prix à des magazines dans les années 1980.
Un instit à l’école buissonnière
Michel Roggo ne connaît pas pour autant la crise, car sa spécialisation dans les milieux d’eaux douces, souvent troubles, alors que ses collègues préfèrent les eaux claires et poissonneuses de la mer Rouge, lui a valu dès ses débuts une réputation. Il a commencé un peu par hasard, parce qu’un ami lui avait conseillé d’acheter un téléobjectif pour photographier les chevreuils de la forêt derrière sa maison.
«J’étais instituteur à l’époque et tous mes collègues faisaient de la photo, donc je n’avais pas envie de les imiter. Mais en parallèle, j’apprenais la pêche à la mouche avec un professeur qui nous incitait à observer la vie de la rivière, les larves d’insectes, les éphémères, les trichoptères.» Le gamin du Schönberg, un quartier populaire de Fribourg, toujours fourré dans les cours d’eau avec sa canne à pêche offerte par ses parents («un excellent retour sur investissement, car le poisson était abondant à l’époque!») découvre un univers qu’il ne soupçonnait pas et qui lui ouvre les portes d’une deuxième carrière. C’est encore le désir de pénétrer ces «black box» subaquatiques qui le pousse à attendre avec la même curiosité et une grande patience l’arrivée des truites qui remontent l’Aubonne, le lac de Schiffenen à côté de chez lui ou à explorer la silencieuse banquise du Groenland.
+ d’infos Exposition «Michel Roggo dans les eaux du Léman», à voir jusqu’au 23 mars 2025, à la Maison de la Rivière de Tolochenaz, www.maisondelariviere.ch
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