Pour protéger la faune nocturne, Genève crée des corridors sans lumière

Pour la première fois en Suisse, la pollution lumineuse a été cartographiée dans ses moindres détails. Cette avancée permet d’identifier et de mettre en réseau les zones d’ombre, favorisant le déplacement des animaux.
7 novembre 2019 Lila Erard
Nicolas Righetti

La nuit tombée, au bout du lac, rares sont les endroits plongés dans l’obscurité. Avec ses 44 000 luminaires, le canton de Genève dégage un halo néfaste pour la faune, que Jessica Ranzoni étudie depuis plus de quatre ans. Dans le cadre de la Stratégie biodiversité Genève 2030, cette assistante en gestion de la nature à la Haute École du paysage, d’ingénierie et d’architecture (Hepia) a identifié ces sources lumineuses et cartographié pour la première fois les précieuses zones d’ombre du bassin genevois, en collaboration avec l’Université de Genève. «À terme, l’idée est de relier ces aires par des corridors et de créer un réseau, appelé trame noire. Celle-ci permettrait aux espèces nocturnes, qui représentent 95% des mammifères, de se déplacer.»

Coécrit entre autres avec Laurent Huber, collaborateur scientifique à l’Hepia, son travail a récemment été publié dans une revue scientifique internationale. Inédite en Suisse, cette modélisation s’inscrit dans un programme sur l’infrastructure écologique, à l’œuvre depuis 2012. «Nous connaissions déjà la trame bleue, soit les cours d’eau et les zones humides, la verte pour les massifs forestiers et la jaune pour les milieux agricoles, détaille Aline Blaser, cheffe de programme corridors biologiques à l’Office cantonal de l’agriculture et de la nature. Une connaissance de notre trame noire était indispensable pour véritablement protéger la faune nocturne. D’ici dix ans, nous visons un minimum de 13% d’aires de mise en réseau sur le territoire.»

Se mettre à la place de l’animal

Pour déterminer les surfaces touchées par la pollution lumineuse, Jessica Ranzoni s’est basée sur une orthophotographie nocturne, soit des images aériennes du canton. Une connaissance de la structure tridimensionnelle du paysage a également été nécessaire pour prendre en compte les obstacles à la lumière. «Ainsi, nous avons pu remarquer qu’au centre-ville, des parcs et jardins sont épargnés grâce à l’ombre portée des immeubles ou des arbres.» Reste à savoir à partir de quelle distance la faune nocturne est dérangée par l’éclairage. «Pour le moment, un seuil de 1000 mètres a été fixé, mais cette sensibilité peut varier. Nous devons nous mettre à la place de chaque espèce pour affiner le modèle.»

Afin de déterminer l’utilisation effective des corridors déjà existants, des colliers GPS ont été posés sur des cerfs, qui se déplacent surtout la nuit. «Il existe deux populations isolées, au nord et au sud-ouest du canton, informe Claude Fischer, professeur à l’Hepia chargé de l’application du modèle. Notre but est qu’elles restent en contact avec celles du Jura puis se rejoignent en plaine, afin d’augmenter leur diversité génétique, et donc leur survie à long terme.»

A la recherche de la nuit perdue

Alors que les émissions de lumière ont augmenté de 70% en vingt ans en Suisse, 150 communes du Grand Genève ont décidé de ne pas allumer leur éclairage public dans le cadre de «La nuit est belle», le 26 septembre. Dans d’autres cantons, des communes réfléchissent à pérenniser cette mesure, bénéfique pour la biodiversité et la santé humaine. Dans le Val-de-Ruz (NE), l’extinction totale de minuit à 4 h 45 est déjà entrée en vigueur cette année. Le parc du Gantrisch (BE/FR) est devenu quant à lui le premier parc aux étoiles de Suisse, valorisant le paysage nocturne et l’obscurité totale.

Suppression de lampadaires

Particulièrement menacées par la pollution lumineuse, les chauves-souris font également l’objet d’une observation de terrain, menée par le Centre de coordination ouest pour l’étude et la protection des chauves-souris. «Il y a trente espèces dans la région, dont la moitié sont lucifuges. Pour ces mammifères volants, la lumière est un obstacle infranchissable. Elle réduit leur espace de vie, leurs terrains de chasse et peut provoquer l’abandon de colonies, alerte Cyril Schönbächler, correspondant genevois du centre. De plus, l’éclairage artificiel participe à la disparition des insectes, qui sont leur seule source de nourriture.»

Cet été, des experts se sont rendus à Satigny (GE)pour repérer les sources de lumière problématiques, munis de détecteurs à ultrasons. Résultats: plusieurs zones de conflit ont été identifiées et des suppressions de lampadaires vont être proposées. À l’avenir, une étude de la trame noire d’autres communes et de zones naturelles comme le vallon de la Laire est envisagée.

Ailleurs dans le canton, d’autres mesures sont prises pour protéger la faune (voir l’encadré ci-contre). Seule commune genevoise à éteindre son éclairage dans certaines zones, Bernex fait office de précurseur. «Cela fait dix ans que nous préservons ces axes, souligne Bernard Lugrin, chef du Département environnement et services extérieurs. Cela profite grandement aux animaux, mais il est encore impossible de le percevoir. Chaque commune doit participer au réseau pour que les améliorations soient significatives.»

Pour la petite équipe de l’Hepia, cette modélisation augure des avancées majeures pour la conservation des espèces. «Nous allons adapter notre étude à d’autres mammifères tels que le hérisson et le lièvre. À terme, le modèle pourrait être reproductible sur tout le Plateau suisse. Il faut sensibiliser la population et les collectivités publiques à cette problématique. La pollution lumineuse est simple à éradiquer: la plupart du temps, il suffit d’éteindre.»

Questions à...

Olivier Pavesi, responsable de l’unité éclairage et mobilier urbain connecté des Services industriels de Genève (SIG)

Les SIG s’engagent-ils pour diminuer la pollution lumineuse?Bien sûr. Depuis 1996, nous incitons les collectivités publiques à minimiser leur éclairage pour des raisons d’économie d’énergie, mais aussi de respect de la biodiversité. Ces dernières années, la protection des animaux est davantage prise en compte grâce à la réflexion autour de la trame noire.

Quelles mesures concrètes prend-on pour favoriser la faune?
Il faut amener la lumière uniquement là où elle est nécessaire. Nous préconisons de diminuer la luminosité des lampadaires aux heures creuses et peu à peu, d’éteindre totalement là où c’est possible. Des leds de couleur jaune, disponibles depuis cette année, sont moins agressifs pour la faune et devraient s’implanter en campagne.

Le Canton est-il particulièrement pionnier dans ce domaine?
Oui, mais c’est un canton-ville densément peuplé où le réseau de lumières reste fragmenté et où le ciel nocturne se fait rare. Toutefois, 15% du parc d’éclairage public est déjà équipé d’un système de réduction nocturne et une dizaine de communes réfléchissent à l’extinction complète dans certaines zones, en plus de Bernex. La dynamique est positive!

Envie de partager cet article ?

Achetez local sur notre boutique

À lire aussi

Accédez à nos contenus 100% faits maison

La sélection de la rédaction

Restez informés grâce à nos newsletters

Icône Boutique Icône Connexion