Reportage
L’ADN devient une véritable machine à remonter le temps

Les collections du Naturéum fournissent aux chercheurs une source abondante pour tenter de mieux comprendre le déclin de la biodiversité, grâce à des techniques bioinformatiques et moléculaires de pointe.

L’ADN devient une véritable machine à remonter le temps

Et si les insectes pouvaient parler et nous raconter leur blues? L’idée n’est pas si saugrenue. C’est celle sur laquelle travaille Jérémy Gauthier, biologiste spécialisé dans la génomique des populations, en collaboration avec Nadir Alvarez, directeur du Naturéum de Lausanne, ainsi qu’Inés Carrasquer, Enola Lebasle et Julia Bilat du Muséum de Genève. Le monde scientifique tire régulièrement la sonnette d’alarme face au déclin de la biodiversité. Plusieurs études évoquent une baisse de 60% à 80% depuis le début du millénaire. «Dans l’une d’entre elles, publiée en 2017, des scientifiques allemands ont tenté de quantifier ce déclin. Ils ont réalisé un suivi sur le terrain en recréant un protocole expérimental déjà appliqué dans les années 1990. Il n’existe pas de relevés antérieurs. Or, nous estimons qu’il y a 50 ans, la situation était déjà dégradée», détaille Jérémy Gauthier.

Pour en savoir plus, les zoologues ont donc dû inventer la machine à remonter le temps. «Les musées possèdent dans leurs collections des échantillons de populations prélevés depuis le début du XXe siècle. L’idée est d’étudier leur ADN pour estimer leur diversité génétique et déterminer à quel moment celle-ci a commencé à diminuer.» Puiser dans les collections plutôt que dans la nature présente deux avantages: les excursions sur le terrain sont chronophages et coûteuses, tandis que prélever des spécimens d’espèces potentiellement menacées accroît la pression sur leurs populations.

Approche muséomique
À l’inverse, les réserves des musées contiennent une source abondante et représentative de toutes les époques, en particulier depuis le début du XXe siècle. L’évolution rapide de la «muséomique», soit le recours à des techniques innovantes dans les recherches sur les collections, a rendu accessible cette approche quasi archéologique. Responsable du laboratoire du département de zoologie du Naturéum,
Céline Stoffel peut en attester: «De nouveaux protocoles d’expérience apparaissent fréquemment. Je ne pratique déjà plus certaines méthodes que j’utilisais il y a encore deux ans.»

Les collections n’étant pas infinies et chaque prélèvement détruisant irrémédiablement une part de leur substance, les chercheurs veillent à être le moins invasifs possible. «Les méthodes d’extraction, d’amplification et de séquençage de l’ADN ont beaucoup évolué, précise Céline Stoffel. Il suffit de très peu de matière. Quelques millimètres carrés de tissus pour un mammifère, une patte voire moins pour un insecte.» Jérémy Gauthier ajoute: «Ces approches de muséomique ouvrent de nouvelles voies, car elles permettent de valoriser de manière inédite la richesse des collections, qu’il s’agisse de vertébrés, d’insectes, mais aussi de planches d’herbier ou même de fossiles récents comme le fameux Dodo. Cela donne tout son sens à la récente fusion des départements au sein du Naturéum.» Ces technologies permettent même de récupérer des quantités infimes de matériel génétique «abandonné» par un spécimen dans un environnement (lire encadré).

Depuis les années 1950
Les résultats de l’étude menée par Jérémy Gauthier et ses collègues devront être affinés, mais les premières observations confirment les recherches précédentes: «On voit un plateau dans la diversité génétique, suivi, dès les années 1950, d’un déclin.» Pourra-t-on en déterminer les causes précises? «C’est notre but, répond Jérémy Gauthier. Corréler cette évolution à celle de l’agriculture: à des changements dans l’utilisation du sol, au recours à de nouvelles techniques de fauchage et à l’apparition de nouveaux pesticides…» Et ainsi donner des pistes pour préserver le vivant. Alors que la technologie permet un séquençage toujours plus complet et précis du génome, pourra-t-on, à terme, faire revivre d’anciennes espèces disparues, pour repeupler nos régions, comme en ont rêvé Michael Crichton et Steven Spielberg dans le fameux Jurassic Park? «On ne recréera pas des dinosaures, parce que l’ADN ne se conserve pas aussi longtemps, réagit Jérémy Gauthier. Quant à le faire pour des espèces plus récentes, pour les intégrer dans des biotopes qui ne sont plus les leurs, pour moi, ce n’est pas le chemin à suivre. Cherchons plutôt à préserver ce qui existe encore.»

+ d’infos Dans le cadre d’un partenariat, Terre&Nature vous propose une série d’articles et de reportages pour mettre en lumière de façon originale le Naturéum et ses collaborateurs. www.natureum.ch

Texte(s): David Genillard
Photo(s): Olivier Vogelsang

En quête de gènes abandonnés

Comment prélever des échantillons d’une espèce donnée sans contribuer à son déclin? Le monitorage sur le terrain montre ici ses limites, mais la communauté scientifique a trouvé une parade: l’ADNe, pour «ADN environnemental». «Il s’agit de prélever du matériel génétique relâché par une espèce dans un environnement, par exemple sur un plan d’eau», explique Céline Stoffel, responsable du laboratoire de zoologie du Naturéum. Celle-ci a contribué à une étude en 2021 en compagnie d’une douzaine de chercheurs qui se sont intéressés à des prélèvements réalisés dans deux régions désertiques, du Botswana et de la Mongolie. L’intérêt de cette démarche? «Elle est non invasive et permet une facilité d’échantillonnage», soulignent les auteurs de l’étude.

Ce matériel se maintenant peu de temps dans les milieux aquatiques, cette approche donne une photographie d’un instant très précis de la biodiversité. L’Office fédéral de l’environnement s’intéresse d’ailleurs à cette approche «en passe de transformer radicalement la surveillance de la biodiversité et les méthodes d’évaluation biologique». En 2020, il a publié un guide de recommandations sur son utilisation, soulignant ses avantages et ses limites pour la surveillance des eaux en Suisse. «Ces nouveaux outils aident à outrepasser les limites de la surveillance biologique traditionnelle: ils permettent d’effectuer un échantillonnage non invasif, de couvrir un large éventail taxonomique et offrent une sensibilité élevée ainsi que des possibilités d’automatisation.»

En chiffres

  • 56’000 espèces végétales, fongiques ou animales ont été recensées en Suisse.
  • 47% des espèces sont potentiellement menacées, vulnérables, en danger, au bord de l’extinction ou éteintes; 3376 espèces sont menacées ou éteintes, dont plus de 1400 animales.
  • 48% des milieux examinés par l’Office fédéral de l’environnement en Suisse en 2023 sont menacés. Les milieux humides et aquatiques sont particulièrement concernés.
  • 100% des crustacés décapodes et 15 espèces amphibiennes sur les 19 recensées en Suisse sont menacées.