Enquête
Quand le pergélisol se réchauffe, ce sont les montagnes qui bougent

Cela fait vingt ans que les scientifiques prennent le pouls du pergélisol dans les Alpes suisses. Deux décennies qui suffisent pour constater son réchauffement. Et l’hiver qui s’achève n’aura pas inversé la tendance.

Quand le pergélisol se réchauffe, ce sont les montagnes qui bougent
La Suisse sort de ce qui fut son hiver le plus chaud depuis le début des mesures nationales, il y a plus de cent cinquante ans, avec une moyenne saisonnière de 0,7°C. Une constatation qui ne fait que confirmer une tendance voyant des hivers extrêmement doux se succéder de plus en plus souvent. Enneigement réduit, montée en altitude de la végétation, recul des glaciers: le changement climatique a des conséquences flagrantes, mais pas seulement. La hausse des températures a aussi un impact sur un milieu invisible, caché dans les profondeurs des Alpes: le pergélisol.«Le terme de pergélisol, ou permafrost en anglais, désigne une portion du sous-sol dont la température ne dépasse jamais la limite du 0°C, résume Jeannette Nötzli, collaboratrice scientifique de l’Institut pour l’étude de la forêt, de la neige et des avalanches (WSL). En règle générale, on trouve le pergélisol au-dessus de la limite de la forêt, dès 2000 mètres d’altitude. Contrairement à un glacier, qui est observable en surface, le pergélisol est recouvert d’une couche de terre qui dégèle chaque été, ce qui complique la tâche des scientifiques, et explique peut-être que les chercheurs ne s’y soient pas intéressés avant la fin des années 1970.»

Bilan de santé régulier
Pour suivre l’évolution du pergélisol, dont on estime qu’il couvre environ 5% de la superficie du pays – soit le double des glaciers de surface –, les chercheurs ont mis sur pied il y a tout juste vingt  ans un réseau de mesures national, baptisé PERMOS. Forages à une profondeur allant de 10 à 100 mètres, mesure, calculs de résistance électrique et observation de surface, plusieurs méthodes de suivi sont mises en œuvre sur une trentaine de sites d’un bout à l’autre de la chaîne des Alpes.

Le constat est sans appel: le pergélisol suisse se réchauffe. «Le déplacement des glaciers rocheux, constitués d’un agglomérat de glace et de pierre, s’accélère, tandis que la glace se dégrade dans toutes les Alpes. C’est une tendance continue depuis 2009, seulement interrompue lors de quelques hivers pauvres en neige qui ont permis au sol de se refroidir.» La plus longue série de mesures de température, réalisée sur le flanc du Piz Corvatsch, en Engadine, montre un réchauffement d’environ 1°C à 10 mètres de profondeur au cours des trente dernières années.

Faut-il s’attendre à ce que l’hiver qui vient de s’achever précipite la fonte du pergélisol en Suisse? «Un seul hiver doux ne suffit pas à provoquer un changement significatif, nuance Jeannette Nötzli. Mais il aura tout de même entraîné un réchauffement quelques mètres sous la surface, en particulier dans les parois rocheuses escarpées. Si ce scénario se reproduit les cinq hivers à venir, avec des étés caniculaires par-dessus le marché, l’évolution s’accélérera localement.»

De nouveaux dangers
De la roche et de la glace, à hauteur de 30 à 70%: si le cocktail qui se cache dans certaines parties des Alpes est stable tant que le froid est au rendez-vous, l’alliage se délite subitement quand le thermomètre prend l’ascenseur. Car lorsque la glace, qui scellait les fissures, disparaît, l’eau ruisselle et la montagne s’effrite. À la question de savoir si le réchauffement du pergélisol est en cause dans l’augmentation du nombre d’éboulements et de glissements de terrain constaté depuis le début des années 2000, Jeannette Nötzli commence par botter en touche, par prudence scientifique: «C’est ce que tout le monde aimerait savoir, répond-elle. S’il est difficile de tenir une statistique de ces événements, c’est parce qu’ils sont beaucoup plus médiatisés aujourd’hui qu’il y a encore quelques années: les montagnes sont de plus en plus fréquentées. Cet aspect biaise notre vision du problème. Cela dit, bien que plusieurs aspects entrent en ligne de compte dans le déclenchement des éboulements, on sait que le réchauffement du permafrost est un facteur aggravant.»

Imaginer le visage des Alpes
Pour les chercheurs, l’heure est grave et le problème mondial: «Le réchauffement du pergélisol déstabilise les flancs des montagnes dans les Alpes et ailleurs. Il libère le carbone stocké depuis des millénaires dans le sol de régions polaires», écrit Konrad Steffen, glaciologue et directeur du WSL, dans le dernier rapport du GIEC.

Alpinistes privés de courses classiques, stations de ski inquiètes pour la stabilité de leurs remontées mécaniques, lignes ferroviaires alpines en sursis: quand la montagne se fragilise, c’est tout un monde qui se trouve face à la nécessité de se réinventer. La fonte de l’invisible pergélisol changera-t-elle le paysage alpin tel que nous le connaissons? «À long terme, oui, assure Jeannette Nötzli. Il suffit de rappeler que la plus célèbre icône alpine helvétique est particulièrement concernée: sous son apparente surface de roche, le Cervin est un immense glaçon.» La hausse des températures y cause des chutes de pierres plus fréquentes, et ce jusqu’à très haute altitude: en juillet dernier, un pilier rocheux s’était effondré sur la célèbre arête du Hörnli, emportant avec lui deux alpinistes dans l’abîme. Ces drames sont autant d’aiguillons qui rappellent aux géologues et aux glaciologues tout le travail qui reste à faire pour mieux comprendre ce milieu encore mal connu. Il a beau être invisible, le pergélisol sait se faire entendre.

+ D’infos www.slf.ch

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): SLF/Andreas Hasler

Les alpinistes évoluent en terrain miné

Réchauffement du pergélisol et recul des glaciers ne font pas que modifier le paysage alpin. Ces phénomènes placent aussi les adeptes d’alpinisme face à de nouvelles conditions et à de nouveaux risques. Cabanes fragilisées par un sol rendu instable, voies classiques désormais condamnées, car devenues trop dangereuses, les conséquences de cette évolution se font toujours plus concrètes. «Tous les amateurs de montagne, de l’alpiniste professionnel au simple randonneur, doivent s’adapter à cette situation inédite, dit Bruno Hasler, chef du secteur Formation et sécurité au sein du Club alpin suisse. Certaines courses ne peuvent tout simplement plus être réalisées, tandis que d’autres ne sont plus praticables que tôt dans la saison, avant que les grosses chaleurs de l’été ne rendent la roche trop friable.» Le Club alpin ne se contente pas de mettre en garde ses membres: depuis plusieurs années, il les met à contribution en les encourageant à annoncer tous les éboulements dont ils sont témoins. Des données qui sont transmises à l’équipe chargée du monitorage du pergélisol du réseau PERMOS.

+ D’infos www.sac-cas.ch