Quand paysans, industriels et écologistes unissent leurs forces
Asseoir la multinationale Nestlé et le WWF à la même table: l’opération semble peu intuitive. Tous deux figurent pourtant parmi les membres fondateurs de l’association AgroImpact. Lancée par Prométerre et le Canton de Vaud, elle regroupe agriculteurs, industriels et écologistes. Une collaboration inédite, qui vise à accompagner les paysans dans la transition climatique en leur proposant d’établir un bilan carbone de leur ferme puis d’adopter des mesures concrètes pour réduire leur empreinte.
Mais pas question de se lancer à l’aveugle. Une vingtaine d’agriculteurs ont ainsi participé à la phase pilote du projet, dès 2021. «Cette étape a mis en lumière le potentiel de séquestration de carbone des sols. En effet, certaines exploitations stockaient davantage de CO2 dans leurs terres qu’elles n’en rejetaient par leurs activités, explique Aude Jarabo, docteure ès sciences et directrice d’AgroImpact. Ainsi, le bilan complet d’un domaine se base non seulement sur ses émissions, mais aussi sa capacité de stockage.»
Des mesures individualisées
Yann Morel fait partie des paysans ayant pris part à la phase pilote. «Personnellement, cela fait presque vingt ans que je n’ai pas labouré. La captation de carbone de mes sols était donc relativement bonne, relève l’agriculteur à Arnex-sur-Orbe (VD). Les pistes à explorer portaient davantage sur les émissions, en réduisant notamment mon nombre de passages avec certaines machines.»
Mais tous ne sont pas à la même enseigne. «Je ne cultive pas de betteraves ou d’endives, par exemple, ajoute-t-il. C’est donc plus facile pour moi de ne travailler la terre qu’en surface. D’où l’importance d’un bilan et de mesures adaptées à chaque exploitation.» Un constat partagé par Thierry Salzmann, agriculteur à Bavois (VD), qui a également participé aux tests: «Ce qui est particulier avec AgroImpact, c’est que c’est «monitoré» à la ferme. On ne vient pas vers nous avec une solution générique.»
Une autre force de ce projet réside en l’absence d’obligations, tout au long du processus. À la suite de l’état des lieux, libre au paysan de poursuivre ou non la démarche en établissant un plan d’action personnalisé avec un conseiller (lire l’encadré) qui lui présentera alors un panel de mesures possibles sans, encore une fois, les lui imposer. «C’est essentiel que nous puissions choisir ce qui nous correspond le mieux», témoigne Thierry Salzmann. Il va de son côté mettre en œuvre trois leviers d’action, qui devraient aboutir à une réduction de 95% de l’empreinte de son domaine d’ici à six ans.
Des guides pour les agriculteurs
Les conseillers agricoles mandatés par AgroImpact sont issus des organes de vulgarisation cantonale. Proches des paysans, ils ont une approche technique et économique de leurs besoins et sont capables de dérouler, pour un mode de production, toutes les conséquences des changements proposés. Ils peuvent aussi détecter d’éventuelles contradictions avec des mesures auxquelles un exploitant aurait déjà souscrit à l’échelle cantonale ou fédérale, ou l’éclairer sur des aides qu’il pourrait percevoir selon sa situation. Leur affiliation à la vulgarisation cantonale évite également tout risque de leur prêter un intérêt commercial dans les mesures promulguées.
Un projet intercantonal
AgroImpact réunit toutes les chambres d’agriculture romandes. L’État de Vaud, dans le cadre de son Plan climat, a déjà alloué un soutien financier de 1,05 million de francs sur cinq ans. «Nous avons la chance d’avoir un canton désireux d’aller de l’avant sur cette thématique, reconnaît Yann Morel. J’espère que d’autres agriculteurs et autorités seront intéressés par ce qui est mis en route avec cette association, car j’y vois vraiment du potentiel.»
Et il semblerait que ses confrères soient du même avis: une centaine d’exploitations vaudoises sont déjà inscrites, près de quarante à Genève et une vingtaine dans le Jura de même qu’à Neuchâtel. Si les autorités vaudoises ont tiré le char, les autres se penchent actuellement sur des possibilités de financement. «À Genève et Neuchâtel, les réflexions concernant les aides cantonales sont déjà bien avancées. En Valais, c’est encore en construction, mais des viticulteurs ont déjà manifesté leur volonté de participer, ce qui est bon signe», précise Aude Jarabo.
Suite prometteuse
L’approche qu’est en train de mener AgroImpact en Romandie s’avère certes encore expérimentale, mais elle ouvre des perspectives prometteuses: «La politique agricole seule ne peut pas porter la transition climatique, il faut inclure les marchés. Et notre modèle réunit un grand nombre d’acteurs privés, comme Nestlé et le WWF, qui ont chacun apporté une portion de la solution. L’expertise scientifique est également présente à chaque étape», note la directrice de l’association, qui rêve déjà de voir, sur le long terme, ce projet devenir un élément clé dans le système des paiements directs.
Une ambition qui ne relève pas de l’utopie, selon la conseillère d’État vaudoise Valérie Dittli: «Il s’agit d’un modèle totalement novateur pour favoriser la transition agricole. S’il prouve son efficacité, il se révélera effectivement complémentaire au système actuel des paiements directs, voire alternatif à celui-ci dans le cadre de la future politique agricole 2030.»
Questions à...
Benoît Stadelmann, directeur Département communauté et projets pour la nature de WWF Suisse
Quels sont les atouts de l’agriculture dans la lutte contre le changement climatique?
Comme tous les autres secteurs, elle a sa part de responsabilité à prendre concernant la diminution des émissions de gaz à effet de serre. Mais elle a en plus l’avantage de pouvoir stocker du gaz carbonique dans ses terres. Le WWF s’intéresse depuis longtemps à la régénération des sols dans ce but-là.
Pourquoi prendre part à cette initiative?
Il y a plusieurs raisons. Notre ONG a, avec les paysans, l’intérêt commun d’augmenter le taux d’humus dans le sol, afin de le rendre fertile, sain et fonctionnel. C’est aussi une occasion importante de travailler avec le secteur agricole sur un projet de grande envergure.
C’est en effet un rapprochement inédit entre une ONG écologiste et l’agriculture…
Je crois que cette opposition entre nous est exagérée et artificielle. Nous travaillons beaucoup avec les paysans sur de plus petits projets et cela se passe bien. AgroImpact fédère toutes les chambres, il s’agit d’une première. Et il y a un réel climat de confiance. Cela dénote, selon moi, un petit changement de société, et c’est encourageant, car nous devons travailler de concert à la résolution de la double crise climatique et de la biodiversité.
+ d’infos
www.agroimpact.ch
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