Décryptage
Ski de rando et raquettes: pour la faune, notre liberté a un prix

Cet hiver, les Suisses sont nombreux à préférer le calme de la nature à la cohue des domaines skiables. Une soudaine affluence qui peut avoir des conséquences pour les animaux vivant en milieu alpin.

Ski de rando et raquettes: pour la faune, notre liberté a un prix

Profiter de la neige sans s’imposer les normes sécuritaires, les files d’attente et les masques imposés par les stations de ski? C’est possible! Et les Suisses sont de plus en plus nombreux à le découvrir: cet hiver, le matériel de peau de phoque et les raquettes se vendent comme des petits pains. «Il y a un boom, c’est certain, confirme Lorenzo Gottardi, directeur de la filiale lausannoise du magasin de sport Bächli. On ne peut néanmoins pas l’attribuer à la seule Covid-19, car c’est sans doute aussi une conséquence de l’enneigement exceptionnel de cet hiver.»

Rupture de stock
Preuve de l’engouement général, le stock de raquettes, qui n’est généralement jamais écoulé en une saison, était déjà épuisé à Noël. «Je viens de recevoir un coup de fil d’un fournisseur qui pourra nous en livrer 200 paires demain, indique Lorenzo Gottardi. Elles seront vendues en moins de 48 heures.» Le succès est comparable pour le ski de randonnée, avec des ruptures de stock pour les fixations.

Du côté du Club alpin suisse (CAS), on constate aussi une hausse significative des inscriptions – près de 3% par rapport à janvier 2020 – et de l’intérêt pour les courses hivernales. «L’attrait du public a augmenté depuis le premier confinement, relève Lucie Wiget, collaboratrice spécialisée Libre accès et Protection de la nature au sein du CAS. De nombreux néophytes s’intéressent aux sports de montagne et il en va de notre responsabilité de les informer, pour leur sécurité comme pour la préservation de l’environnement alpin.»

Des espèces fragilisées
En effet, les randonneurs, qu’ils soient équipés de skis ou de raquettes, ne sont pas seuls dans le silence des montagnes: en progressant hors des domaines skiables, ils pénètrent sur le territoire d’une faune alpine qui, quoique restant le plus souvent invisible, n’en est pas moins sensible à ces incursions. «La problématique n’est pas nouvelle, mais l’ampleur du phénomène de cet hiver nous inquiète, constate Nicolas Wüthrich, porte-parole de Pro Natura. En hiver, de nombreux animaux sont particulièrement vulnérables: pour un ongulé ou un oiseau déjà affaibli par la raréfaction des sources de nourriture, la dépense d’énergie nécessaire pour fuir peut avoir de lourdes conséquences.»

Chez les grands mammifères, comme les cervidés, une multiplication des incursions semble entraîner le déplacement de certaines populations, valaisannes notamment, vers des vallées plus calmes. Il faudra toutefois attendre quelques semaines pour avoir une vision claire sur le mouvement des hardes. Mais c’est pour les oiseaux que ces événements sont les plus dangereux. «En particulier ceux de l’ordre des galliformes, comme le grand tétras, présent dans le Jura, ou le tétras-lyre et le lagopède, que l’on trouve dans les Alpes, précise Chloé Pang, porte-parole de la Station ornithologique suisse. Ils ne différencient pas un randonneur d’un prédateur, et le moindre passage près de leur cachette entraîne la sécrétion d’hormones du stress qui peuvent avoir un impact sur la qualité de la ponte. Les dérangements les pousseront par ailleurs à abandonner leur territoire, entraînant une dépense d’énergie inutile.» Car en hiver, chaque calorie est précieuse. Si une seule fuite face à un être humain n’est généralement pas fatale, leur répétition pèse sur les populations. C’est particulièrement le cas pour les tétras et le lagopède, qui voient déjà leur habitat fondre face au changement climatique et à l’expansion des domaines skiables. Pour Nicolas Wüthrich, il n’y a pas à tergiverser: «Cela peut précipiter le déclin, voire la disparition locale d’une espèce.»

Bien planifier ses sorties
L’impact des sports de neige n’est toutefois pas une fatalité. Depuis quelques années, de nombreuses campagnes de sensibilisation attirent l’attention des randonneurs sur les conséquences de leur choix d’itinéraire, tandis que la création de zones de tranquillité, interdites d’accès, permet de garantir des lieux de repli aux animaux alpins. «Ce qui compte, c’est de s’informer avant une course, conseille Nicolas Wüthrich. Entre les applications pour smartphone, les cartes des zones de tranquillité et la signalétique présente sur le terrain, les randonneurs ont tous les outils en main pour planifier leur itinéraire.»

Pour les autres, les rando-parcs, ces secteurs dévolus à la pratique du ski de randonnée conçus et sécurisés par les domaines skiables – qui sont de plus en plus nombreux dans les Préalpes et les Alpes –, constituent une alternative de choix, de même que les itinéraires balisés spécialement pour les amateurs de raquettes. «Je crois avant tout que la situation actuelle montre à quel point les Suisses ont besoin d’être en pleine nature, résume Lorenzo Gottardi. On le constate depuis le printemps dernier: avec ce confinement, les gens redécouvrent leur pays. C’est fondamentalement quelque chose de positif. Reste à le faire dans le respect de nos richesses naturelles!»

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Marcel G.

Des risques à connaître

La pratique du hors-piste ne fait pas courir un risque aux seuls animaux, mais aussi aux sportifs eux-mêmes: partir en randonnée à skis ou à raquettes sans connaître la montagne et sans savoir évaluer la situation avalancheuse revient à mettre sa vie en danger. S’il est trop tôt pour tirer des conclusions sur le bilan humain de cette saison, le nombre de skieurs emportés par des avalanches semble bien parti pour être plus élevé que la moyenne de ces dernières années. Le Club alpin suisse recommande de préparer soigneusement chaque course en consultant les informations sur sa longueur, son dénivelé, ses éventuels passages périlleux, ainsi que le bulletin d’avalanches. Mais avant tout, il rappelle de ne jamais être seul ni de présumer de ses capacités.

+ D’infos www.sac-cas/conseils-neige-2021

Le compromis du ski de fond

Il n’y a pas que la randonnée hors piste qui profite de cet hiver particulier: les tracés de ski de fond n’ont jamais été aussi fréquentés. «Nous avons déjà vendu autant de cartes d’accès aux pistes – journalières, hebdomadaires ou de saison – mi-janvier qu’en une saison habituelle», se réjouit Laurent Donzé, président de Romandie Ski de Fond. De quoi remotiver des centres confrontés à une baisse des pratiquants, faute de neige et de relève. Et de quoi glisser en pleine nature sans déranger la faune…

+ D’infos www.romandieskidefond.ch