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«Suisse sans pesticides de synthèse» divise dans la nuance les paysans bios

Loin des outrances de la campagne actuelle, deux agriculteurs bios romands ont accepté de débattre de leur position respective sur l’initiative, qui a la faveur de leur association faîtière.

«Suisse sans pesticides de synthèse» divise dans la nuance les paysans bios

Tous deux sont en bio ou en reconversion bio, mais leurs avis divergent quant aux textes soumis aux urnes le 13 juin: alors que Fabian Pellaux coordonne le groupe de travail «2 x non» du Nord vaudois, Valérie Piccand est engagée en faveur de l’initiative «Suisse sans pesticides de synthèse».

Commençons par ce qui vous réunit: qu’est-ce qui vous gêne dans l’initiative dite «Eau propre», visant somme toute à une production 100% durable?
Fabian Pellaux L’obligation de recourir à du fourrage produit sur l’exploitation. En cas de sécheresse temporaire, sans possibilité d’acheter à l’extérieur, on est coincés, y compris si l’on n’élève qu’une centaine de poules.

Valérie Piccand Ce sont surtout les exploitations élevant des volailles ou des porcs qui seraient en difficulté, car, même sous le label bio, le recours à des céréales importées pour leur alimentation est une réalité. Et ce qui me dérange dans cette initiative, c’est qu’elle cible exclusivement les agriculteurs, qui ne sont pas les seuls utilisateurs de pesticides de synthèse.

Le recours à l’outil des paiements directs, une bonne ou une mauvaise idée?
Valérie Piccand Ils sont là pour orienter la production, bien sûr, mais l’initiative rate sa cible: les exploitants les plus intensifs, recourant le plus aux phytosanitaires de synthèse, sont ceux qui pourraient se passer des paiements directs, qui ne constituent qu’une petite partie de leur revenu…

Fabian Pellaux Avec cette incitation par la négative, on risque non seulement de créer d’énormes exploitations pouvant se passer des paiements directs, mais aussi d’en inciter certains à renoncer à tout ou partie de leurs cultures vivrières au profit de surfaces de promotion de la biodiversité, par dépit.

«Suisse sans pesticides de synthèse» instaure un marché orienté uniquement vers le durable. Une proposition réaliste?
Fabian Pellaux Sans doute, mais au prix d’une diminution des labels actuels. IP-Suisse, par exemple, perdrait sa raison d’être, ce qui serait un facteur de confusion pour le consommateur. Pour moi, les produits labellisés bio doivent donc rester dans un créneau haut de gamme. D’autant que les coûts additionnels, par exemple liés à des interventions mécanisées plus fréquentes dans les cultures, se répercutent sur le prix final.

Valérie Piccand Pas du tout d’accord! Le bio est positionné ainsi actuellement, mais il doit devenir accessible à tous, y compris aux consommateurs à bas revenu. En outre, le prix des denrées bios est lié aux marges prélevées par les distributeurs et non répercutées vers les producteurs, un problème que la filière devra régler. Enfin, un marché excluant les pesticides ne se confond pas avec un marché exclusivement bio: les labels seront toujours présents, Bio et IP-Suisse compris.

Au fait, si l’initiative passe, votre exploitation en sera-t-elle affectée?
Valérie Piccand Très peu. Nous travaillons déjà sans pesticides de synthèse, et le cahier des charges de l’AOP gruyère exige que 70% de notre fourrage soit produit sur le domaine. Même l’initiative «Eau propre» nous impacterait donc peu: on devrait peut-être cesser d’acheter un peu de fourrage grossier à nos voisins – mais des accommodements ont été évoqués. Notre situation est d’ailleurs celle de nombreuses exploitations de Suisse romande.

Fabian Pellaux Idem pour moi: on fonctionne déjà en circuit fermé. Il faudrait peut-être prévoir plus de prairies, voire acheter un silo à maïs, mais rien de bien effrayant. Il en irait tout autrement des domaines exploitant des centaines d’hectares de cultures maraîchères ou de grandes cultures, bien moins privilégiées que nous.

Pas de grosses baisses de rendement à craindre, donc?
Fabian Pellaux Si. Je cultive du colza: même en sarclant énormément, on ne parviendra jamais au rendement moyen conventionnel de 35 quintaux/hectare. Pourtant, en plaine, je pense que nous bénéficions indirectement du voisinage des traitements conventionnels, simplement parce qu’un champ intensif attire plus les insectes ravageurs et les détourne de nos parcelles.

Valérie Piccand Pour ce qui est de la production animale et des ruminants, les chiffres montrent qu’on n’est pas moins efficient en bio qu’en conventionnel. Et pour les grandes cultures, la recherche va permettre d’améliorer ces rendements, en travaillant sur les techniques de production, les couverts végétaux, les associations avec des légumineuses, etc. Je suis évidemment en faveur d’une agriculture productive!

L’initiative prévoit des exceptions dans sa mise en application et un délai transitoire de dix ans. Suffisamment pour permettre une transition efficace?
Valérie Piccand Oui, si l’on porte tous nos efforts pour réorienter la vulgarisation, la recherche et la formation. Il n’y a pas de culture agricole pour laquelle le modèle bio est impossible. En revanche, dix ans sont peut-être un peu justes pour les cultures pérennes comme l’arboriculture ou la viticulture, où les plantes ont une durée de vie de plus de vingt-cinq ans… Mais notre système de paiements directs doit permettre justement d’accompagner ces producteurs dans leur transition.

Fabian Pellaux Non, même si l’on est déjà dans une logique de diminution des phytos. Le problème se concentre effectivement sur l’arboriculture, notamment pour les fruits à noyau. Et en admettant que des variétés résistantes aux maladies soient découvertes aujourd’hui, seront-elles aptes à produire dans dix ans seulement? Pour moi, ce délai est trop radical. Poser une limite est un facteur de motivation, mais plutôt vingt ou vingt-cinq ans que dix ans!

Renoncer à l’usage des pesticides au profit de méthodes durables entraîne une meilleure santé générale des sols et des plantes. Vous le constatez sur votre domaine?
Fabian Pellaux Oui et on a d’ailleurs recouru aux plantes associées avant de passer au bio! Mais si on a plus de résilience, on a également plus de problèmes d’érosion, le labour étant notre seul moyen préventif contre les mauvaises herbes.

Valérie Piccand S’inspirer de la nature dans une démarche biomimétique doit redevenir un modèle dans l’agriculture. Le labour est effectivement un problème en bio, mais je pense que l’évolution des itinéraires techniques va y apporter une solution. À condition, encore une fois, d’accentuer les efforts en ce sens.

Texte(s): Propos recueillis par Blaise Guignard

Bio express

Valérie Piccand
Ingénieure agronome, Valérie Piccand gère avec son mari, Olivier Gerber, une ferme de montagne labellisée bio depuis 2012 aux Reussilles (BE), à 1000 mètres d’altitude. Le domaine compte 31,5 ha, principalement des herbages destinés à leurs 30 laitières de race kiwi cross (45 vaches au total), produisant un quota de 160000 kg de lait valorisé en gruyère AOP bio. Une centaine d’arbres fruitiers hautes tiges et la vente directe (viande, légumes, farine) complètent ce revenu.
Fabian Pellaux
Associé à son père, Fabian Pellaux dirige un domaine en reconversion bio depuis le 1er janvier 2021 à Pomy (VD). Colza, soja, pommes de terre, céréales et pois protéagineux partagent les 55 hectares de l’exploitation avec des prairies et pâturages ainsi qu’un troupeau de 50 laitières à la production valorisée en gruyère AOP (bio dès 2023). Très intéressé par la technique, le maître agriculteur de 34 ans dispose d’une formation d’ingénieur informatique et sécurité informatique.

Bio Suisse et les initiatives du 13 juin

«Pour une eau potable propre et une alimentation saine» conditionne les paiements directs de la Confédération à une production sans pesticides de synthèse ni antibiotiques à titre prophylactique, recourant à un fourrage produit exclusivement sur l’exploitation.

«Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse» interdit la production, la transformation et l’importation en Suisse de denrées alimentaires obtenues grâce à des produits phytosanitaires de synthèse.

La majorité des délégués de Bio Suisse a décidé de recommander le oui à cette initiative, mais de rejeter la première.

+ D’infos www.bio-suisse.ch